“Homme au monde, ça veut dire dans ton lieu : planté !... Planté mais déployé. Ne dis pas qu’on t’a dit.” (Patrick Chamoiseau)
Né à la Martinique, pays de culture française où la langue créole est très largement dominante, et constitué de peuples issus de lieux très divers (Europe, Afrique, Inde, Chine, Extrême Orient), j’ai eu très jeune conscience de traditions et de modes de vie différents, et de toutes les disparités qui portent la marque du colonialisme.
Vivant et installé dans ce pays après diverses expériences professionnelles, notamment à Paris et à New York, j’ai eu le désir de mieux connaître son histoire puis, la volonté d’y mener une “quête photographique” pour tenter de comprendre la complexité de la société martiniquaise et de la restituer.
Cette quête est essentiellement un travail “sur la mémoire”. D’où mon entreprise de toute une série de portraits de simples travailleurs — dont les Noirs âgés des champs de canne à sucre — et de reportages sur l’architecture (les habitations, les cases, les intérieurs), les petits métiers et l’artisanat, les distilleries ou les rhumeries, les cérémonies religieuses indoues, les paysages…
Dans la continuité de ce travail sur la mémoire commencé il y a une quinzaine d’années, je m’attache à photographier tout ce qui relie l’homme et son habitat, et qui les concerne. Une perspective qui ressort particulièrement des prises de vue de maisons, de murs et d’anciennes affiches publicitaires des débits de la régie* aujourd'hui disparus.
Ma “quête photographique” de toutes les traces, des signes les plus infimes qui témoignent d’un passé à jamais perdu, me conduit ainsi à créer un dialogue intime et expressif avec les murs — afin que ceux-ci me racontent un peu de leurs histoires et m’ouvrent aux alchimies indéchiffrables de leur monde. Car il me semble que la mémoire peut se révéler être la clé d’une autre vision du monde et que, cela même qui d’apparence relève d’un passé révolu ou en danger, peut faire que des murs, des restes de couleurs, des visages, des postures, des abstractions inscrites dans le réel le plus banal, s’érigent en sésame d’une autre vision des choses. Édouard Glissant appelle cela “Une vision prophétique du passé”.
L’autre monde — cette dimension que l’on ne voit pas mais qui nous habite, cette dimension que nous ne voyons pas mais que nous habitons ; qui, dans l’obscur, nous possède autant que nous la possédons — parachève le sens du monde dans lequel nous vivons. Et ce sens particulier est inscrit dans une beauté qui noue des connivences avec ce qui s’est perdu et qui, dans cette perte même, a trouvé son accroche au présent — et qui, dans cette perte même, s’est trouvé son futur.
Et cette alchimie m’ouvre à toutes les dimensions de mon entour, aux formes les plus spectaculaires comme aux plus insignifiantes, aux visages les plus beaux comme à ceux que le travail ou la vieillesse a chargé d’une dimension nouvelle, emplie d’humanité en devenir.
C’est ma façon de dire que la mémoire n’est pas la clé du passé : c’est davantage une condition essentielle à l’élargissement de conscience auquel il nous faut parvenir. Une conscience ouverte à la totalité du monde, à ses richesses et ses diversités ; mais aussi une conscience ouverte à tous les mondes que contient le vieux monde, à ces strates invisibles, opaques, inaccessibles, à toute cette non-matière qui fait la matière même du monde et l’inattendue beauté de son renouvellement. Son tout-possible.
L’autre monde nous ouvre à ce multiple qui fonde toute unité, à cette unité qui s’offre à ses multiples, à cette liaison indémêlable entre l’ombre et la lumière, à cet appareillage symbolique entre conscient et inconscient où s’accrochent les géométries du réel.
L’autre monde nous initie au réel de l’irréel, et donc à une complexité neuve par laquelle — je l’espère — nous parachèverons l’hominisation pour aborder aux rives d’une pleine humanité... ■
* Débit de la régie : petit commerce de proximité qui était autorisé à la vente de boisson alcoolisée (encore appelé “le privé”).
➲ Les quelques photos présentées ici ont été réalisées à la Martinique, à la Guadeloupe et dans les autres îles de la Caraïbe. Elles font partie d'un ensemble présenté notamment aux 6e Rencontres africaines de la photographie (Bamako, 2005).
tout d'abord une bonne année a tout le monde.
RépondreSupprimerJe viens ici sur les conseils de mon ami Fred et sincerement ca vaut bien quelques clics de souris.
Je ne suis en rien spécialiste en photographie, mais mes yeux savent ce qu'ils voient et je trouve ces images d'une beauté incroyable, ce ne sont plus des photos mais de véritables peintures.
Sincerement un grand merci!