samedi 31 mai 2008

Ma découverte de Césaire

Voici le texte de mon témoignage concernant ma découverte de Césaire, que j'ai lu pendant la séance organisée par Louise Hardwick (Portraits d'Aimé Césaire) le 7 mai dernier à la Semaine de la Martinique à Oxford… ainsi que quelques photos prises sur le vif durant ces quelques jours.


Je suis né en 1956 dans une famille de colons implantée à la Martinique depuis la fin du 17e siècle. À cette époque, la Martinique connaissait une situation postcoloniale.


Jusqu’à la fin des années 60, il était fréquent de voir dans les campagnes, des familles vivant dans des cases rudimentaires “en bois ti’baum”, avec un sol en terre battue, une simple lampe à pétrole pour s’éclairer et une vieille bonbonne, ayant déjà servi à l’importation de diverses marchandises, en guise de système d’eau courante.

Les rares publicités vantaient alors les produits de beauté destinés aux blancs et le catalogue de la Redoute incitait à l’achat de produits inadaptés à nos régions…

La société d’habitation vivait ses derniers soubresauts structurels. Il faut comprendre que chez nous, “société d’habitation” définit un système particulier qui a été à la base de toute l’économie des Amériques. Issue directement de l’esclavage, “labitation” regroupe autour des terres agricoles (les champs de cannes à sucre) la maison de maître, la distillerie et les cases pour le logement des ouvriers (espace qu’on appelait “rue case nègres”). Et l’on pouvait encore, dans les 10 premières années de mon existence, sentir toutes les empreintes de ce système.


Aujourd’hui, d’ailleurs, ce système de caste est toujours très présent. L’héritage historique est si fort qu’il conditionne les rapports humains et les mentalités de toute la société martiniquaise.

Ma famille possédait en ce temps-là une propriété près de Fort-de-France, La Dillon, et produisait le rhum éponyme. Mon arrière grand-père, mon grand-père, mon père et mon frère aîné s’y sont succédé. Aujourd’hui, il ne subsiste que le nom d’un quartier et une distillerie sans machine, qui ne “fume” plus.

Enfant, mes premiers camarades furent des fils d’ouvriers et, s’il me semblait percevoir à ce jeune âge des différences sociales — par exemple, l’eau que les enfants allaient prendre dans un sceau à la fontaine pour les besoins domestiques, ou le fait qu’un enfant, rentrant de l’école, au lieu de faire ses devoirs, devait prendre soin du petit élevage (bœufs, moutons, cabris) que possédait sa famille —, je ne crois pas que je faisais de différence de couleur de peau.



Il m’arrivait fréquemment de voir des petites filles noires jouer et coiffer des poupées blanches, ou d’autres enfants, curieux de mes cheveux, me demander s’ils pouvaient les toucher… Comme la cuisine, chez ces ouvriers, se préparait parfois au feu de bois, je rentrais souvent à la maison imprégné de l’odeur de cette fumée.

En grandissant, je constatais que si les jeux m’étaient autorisés dans la cour à cannes (un lieu en revanche interdit à mes sœurs), aucun enfant noir n’était autorisé à franchir le seuil de la maison. De même, à l’école, bien que nous étions tous mélangés et que nous parlions tous le créole, les amitiés et la camaraderie s’arrêtaient une fois la porte de l’école franchie.

Nous vivions comme toutes ces familles “békés” qui se suffisaient à elles-mêmes et dans lesquelles, par exemple, il était d’usage pour chaque événement de se recevoir essentiellement entre cousins et cousines. Les parents étaient ainsi rassurés par le fait que chacun des enfants en présence était issu d’une lignée généalogique parfaitement identifiée. Et de fait, si dans telle branche on savait qu’il y avait eu du sang noir, la relation devenait plus difficile, pour ne pas dire inconcevable.


Je ne me souviens pas avoir jamais vu à la table de mes parents un invité d’une couleur autre que la nôtre. Seuls les domestiques, chauffeurs et jardiniers étaient noirs, ainsi que ma da. La classe sociale se confondait avec la race.

La da, aux Antilles françaises, est une nourrice : c’était une femme d’instruction qui secondait la mère pour l’éducation quotidienne des enfants. Elle était chargée de veiller à la bonne exécution des tâches des uns et des autres. Elle avait à notre égard une tendresse et une affection sans égales et beaucoup d’entre elles, longtemps, ont ainsi passé plus de temps à s’occuper de la marmaille des blancs que de leurs propres enfants.

Césaire était alors maire de Fort-de-France. Je ne comprenais pas très bien ce qu’il faisait mais, dans ma vision d’enfant, par ce que j’entendais de lui, il appartenait évidemment “au camp des méchants”. Il était celui qui allait faire saisir les terres, qui serait contre le développement de tel ou tel projet… En résumé, lui et son entourage proche étaient des “bouffeurs de béké”. Cette expression, que j’ai si souvent entendue, signifiait tout simplement que tout noir ainsi qualifié était un raciste anti-blanc. En fait, Césaire était craint et faisait peur : je n’entendais pas parler de lui comme un homme de bien.



Dans le même temps, se développait à la Martinique des mouvements de contestation noire. La phrase : “je suis noir et fier de l’être” revenait comme un leitmotiv. Je ne la comprenais pas. Et quand je demandais autour de moi : “mais pourquoi ne dit-on pas également je suis blanc et fier de l’être ?”, j’avais pour toute réponse : “parce que les nègres sont complexés et qu’il ne peuvent se défaire de ce complexe”. Voici donc ce à quoi je n’avais jamais pensé : les nègres sont complexés, sans aucune raison extérieure — en somme, c’est chez eux un état naturel.

Mais je percevais en moi un mal-être indéfinissable, qui peu à peu montait et m’étouffait. Une cassure inexplicable avec le monde extérieur.

À ce moment-là, la littérature est en partie venue à mon secours. Nous n’avions pas de télévision chez nous et notre seule échappée était la lecture. D’ailleurs, mes parents m’y incitaient et nous ne manquions pas de livres.

C’est ainsi qu’un beau jour, j’ai découvert dans la bibliothèque un volume intitulé “Les armes miraculeuses” d’Aimé Césaire. Je n’en suis pas revenu : était-ce bien le même homme dont j’entendais parler ? Était-il possible qu’un nègre fut poète au même titre qu’un Baudelaire ou un Rimbaud ?



Le choc passé, ma déception fut grande. Je ne comprenais rien à ce que je lisais, aucune émotion ne me venait. Tout cela me semblait hermétique et bien loin de ce que je croyais être la poésie.

Autour de moi, quand je questionnais pour essayer de comprendre, j’avais à peu près les mêmes réponses : “le nègre est complexé et pour montrer son savoir, il faut qu’il utilise des mots oubliés et perdus que personne n’utilise plus” ou encore, “Césaire ? mais voyons, c’est illisible”.

Une fois cependant, la sœur aînée de mon grand-père, qui s’intéressait à la poésie, me dit : “Si Césaire est un mauvais maire, il restera un grand poète et tu apprendras à le découvrir plus tard. Pour le moment, tu es peut-être un peu trop jeune pour le lire.”

J’ai quitté la Martinique pour la première fois de ma vie à 18 ans, afin de venir étudier à Paris. Je dois avouer que le changement a été brutal… mais que je me suis très vite adapté !


Un vent nouveau de liberté a alors soufflé sur ma vie, et la distance avec la Martinique s’est faite de plus en plus grande. Il me paraissait désormais impossible de revenir vivre dans cette île. La cassure fut telle, que je rompis toute relation avec mes anciens camarades, ne voulant plus garder aucun lien avec cette “chose dont j’avais honte” : honte d’être né dans ce pays où je me sentais “étranger en terre lointaine”, honte d’être issu d’une société qui ne me convenait plus.

Pendant longtemps, quand on me demandait d’où je venais, je répondais “de Paris”, en oubliant que mon accent trahissait instantanément mon mensonge…

Ces dix années passées en France m’ont ensuite fait prendre conscience, à travers les questions que l’on me posait, et par mon incapacité à y répondre, que je ne connaissais rien du pays d’où je venais, de son histoire, de sa culture. Bien que né dans une famille qui produisait du rhum depuis plusieurs générations, je ne savais répondre à aucune question concernant sa fabrication…

Peu à peu, il m’apparut comme une évidence que je fuyais la Martinique par tous les moyens possible.

C’est donc à 28 ans que je pris la décision d’y retourner avec, au fond de moi, le désir secret de pouvoir y mener un projet photographique. J’entrevoyais par là, l’opportunité de reconquérir tout ce que j’avais manqué.



Une fois installé aux Antilles, il m’a encore fallu huit années avant de pouvoir me mettre à mon compte et de trouver la force d’utiliser la photographie comme le moyen d’expression qui m’aiderait à me débarrasser de mes complexes identitaires.

Ces huit années préalables ont pourtant été bénéfiques. Bien que ne réalisant pas encore de photographies, j’étais — si je puis dire — dans le ferment, et la littérature créole naissante m’ouvrait de nouveaux espaces de liberté. Si je m’enrichissais de livres d’histoire, les œuvres d’Édouard Glissant et de Patrick Chamoiseau devenaient mes livres de chevet, mon ouverture au monde, et la poésie de Césaire, enfin accessible, “mes armes miraculeuses”.

Il s’est vraiment passé ceci : plus je m’ouvrais à la littérature de ce pays, plus la poésie de Césaire me devenait claire, éclatante, simplement magnifique, fulgurante et musicale.

Je la trouvais infinie, chaque lecture devenait comme nouvelle et m’offrait davantage de perceptions. J’y découvrais aussi un grand sens de l’humour et de la dérision.

Son calendrier lagunaire (J’habite une blessure sacrée / J’habite des ancêtres imaginaires / J’habite un vouloir obscur / J’habite un long silence) est ainsi à la source de nombreux de mes portraits.

De même que les “belles mains qui pendent des fougères et agitent des adieux que nul n’entend” (Spirales, p. 306).



Ou encore : “un morceau de lumière qui descend / La source d’un regard / L’ombre jumelle du cil et de l’arc en ciel sur le visage” (La femme et la flamme, p. 264).

Césaire est et restera pour moi une vraie source d’inspiration. Je suis particulièrement heureux de l’avoir lu de son vivant, et surtout, d’avoir compris son combat : “qu’un homme était là / et qu’il a crié / en flambeau au cœur des nuits / en oriflamme au cœur du jour / en étendard / en simple main tendue / une blessure inoubliable”.

Et c’est une chance inouïe, car il s’en est fallu de peu pour que, comme la Martinique, je le rate à jamais.