samedi 30 décembre 2006

Un autre monde

“Homme au monde, ça veut dire dans ton lieu : planté !... Planté mais déployé. Ne dis pas qu’on t’a dit.” (Patrick Chamoiseau)

Né à la Martinique, pays de culture française où la langue créole est très largement dominante, et constitué de peuples issus de lieux très divers (Europe, Afrique, Inde, Chine, Extrême Orient), j’ai eu très jeune conscience de traditions et de modes de vie différents, et de toutes les disparités qui portent la marque du colonialisme.

Vivant et installé dans ce pays après diverses expériences professionnelles, notamment à Paris et à New York, j’ai eu le désir de mieux connaître son histoire puis, la volonté d’y mener une “quête photographique” pour tenter de comprendre la complexité de la société martiniquaise et de la restituer.

Cette quête est essentiellement un travail “sur la mémoire”. D’où mon entreprise de toute une série de portraits de simples travailleurs — dont les Noirs âgés des champs de canne à sucre — et de reportages sur l’architecture (les habitations, les cases, les intérieurs), les petits métiers et l’artisanat, les distilleries ou les rhumeries, les cérémonies religieuses indoues, les paysages…

Dans la continuité de ce travail sur la mémoire commencé il y a une quinzaine d’années, je m’attache à photographier tout ce qui relie l’homme et son habitat, et qui les concerne. Une perspective qui ressort particulièrement des prises de vue de maisons, de murs et d’anciennes affiches publicitaires des débits de la régie* aujourd'hui disparus.

Ma “quête photographique” de toutes les traces, des signes les plus infimes qui témoignent d’un passé à jamais perdu, me conduit ainsi à créer un dialogue intime et expressif avec les murs — afin que ceux-ci me racontent un peu de leurs histoires et m’ouvrent aux alchimies indéchiffrables de leur monde. Car il me semble que la mémoire peut se révéler être la clé d’une autre vision du monde et que, cela même qui d’apparence relève d’un passé révolu ou en danger, peut faire que des murs, des restes de couleurs, des visages, des postures, des abstractions inscrites dans le réel le plus banal, s’érigent en sésame d’une autre vision des choses. Édouard Glissant appelle cela “Une vision prophétique du passé”.

L’autre monde — cette dimension que l’on ne voit pas mais qui nous habite, cette dimension que nous ne voyons pas mais que nous habitons ; qui, dans l’obscur, nous possède autant que nous la possédons — parachève le sens du monde dans lequel nous vivons. Et ce sens particulier est inscrit dans une beauté qui noue des connivences avec ce qui s’est perdu et qui, dans cette perte même, a trouvé son accroche au présent — et qui, dans cette perte même, s’est trouvé son futur.

Et cette alchimie m’ouvre à toutes les dimensions de mon entour, aux formes les plus spectaculaires comme aux plus insignifiantes, aux visages les plus beaux comme à ceux que le travail ou la vieillesse a chargé d’une dimension nouvelle, emplie d’humanité en devenir.

C’est ma façon de dire que la mémoire n’est pas la clé du passé : c’est davantage une condition essentielle à l’élargissement de conscience auquel il nous faut parvenir. Une conscience ouverte à la totalité du monde, à ses richesses et ses diversités ; mais aussi une conscience ouverte à tous les mondes que contient le vieux monde, à ces strates invisibles, opaques, inaccessibles, à toute cette non-matière qui fait la matière même du monde et l’inattendue beauté de son renouvellement. Son tout-possible.

L’autre monde nous ouvre à ce multiple qui fonde toute unité, à cette unité qui s’offre à ses multiples, à cette liaison indémêlable entre l’ombre et la lumière, à cet appareillage symbolique entre conscient et inconscient où s’accrochent les géométries du réel.

L’autre monde nous initie au réel de l’irréel, et donc à une complexité neuve par laquelle — je l’espère — nous parachèverons l’hominisation pour aborder aux rives d’une pleine humanité...

* Débit de la régie : petit commerce de proximité qui était autorisé à la vente de boisson alcoolisée (encore appelé “le privé”).


Les quelques photos présentées ici ont été réalisées à la Martinique, à la Guadeloupe et dans les autres îles de la Caraïbe. Elles font partie d'un ensemble présenté notamment aux 6e Rencontres africaines de la photographie (Bamako, 2005).


jeudi 21 décembre 2006

Lecture d’une image

Nous savons tous à quel point une image peut être interprétée différemment selon la manière dont elle est présentée. À ce sujet, une récente campagne de communication télévisée ayant pour thème la liberté de la presse, montrait un reportage dont les séquences n’étaient pas montées dans le même ordre. Le film traitait d’un sujet d’actualité politique et on comprenait alors instantanément que le seul montage peut altérer profondément notre perception de la réalité...

Sans aller jusque-là, voici un cas survenu durant le montage de “Gens de pays” : l’image qui suit, publiée dans le livre, a été recadrée par erreur. Bien que très mineur, ce recadrage “malheureux” a pourtant été suffisant pour faire perdre à la photo une grande partie de sa puissance.

En effet, regardez attentivement et comparez avec l’original ci-dessous. L’auteur de la préface de “Gens de pays” écrit à son propos : “Il y a chez Jean-Luc de Laguarigue une utilisation créatrice de la lumière naturelle (…). L’exemple est flagrant dans ce portrait de monseigneur Méranville (p. 126 ), archevêque de la Martinique, qui cache, dans l’ombre du guéridon projetée sur le mur, une croix immatérielle, pure création de la lumière.”

Ainsi, dans l’image originelle, les trois croix forment une lecture circulaire, entourant monseigneur Méranville de leur aura. La lumière, dite “en douche”, vient principalement de la fenêtre située en haut à droite. C’est ce type de lumière qui permet la lecture des vitraux dans les églises.

Cliquez sur les photos pour les voir en grand.

dimanche 17 décembre 2006

Salon d'Automne 2006

Cette année, 28 photographies (1 x 1 m) étaient présentées sur un mur de plus de 30 mètres de long, très valorisant...

situé juste au-dessus des travées accueillant peintures et sculptures.

Une situation exceptionnelle qui permettait ainsi à chaque visiteur de découvrir les photos de Gens de pays...

en perspective depuis n'importe quel angle de la salle.

Bienvenue !

“Gens de pays, un visage de la Martinique” est un reportage photographique qui a pour ambition de révéler un siècle de l’histoire humaine de la Martinique par le portrait des différentes personnalités qui l’incarnent.

Gens de pays mêle ainsi le pluriel au singulier en une tentative d’assemblage de la “dispersion” martiniquaise. En effet, si la diversité de la Martinique — sa richesse — se retrouve dans toutes ses figures humaines (anonymes, artistiques, culturelles, professionnelles, politiques, religieuses…), le pays est enseveli sous les “clichés cocotier” qui effacent les vraies gens.

Le travail de Jean-Luc est donc parti de ce double constat : un pays d’où les gens sont absents n'est qu'un paysage ; un pays qui ne se voit pas par ses propres yeux n’existe pas...

Mais seul l’art photographique pouvait lui offrir le point de vue qui le révèlerait à lui-même. Aujourd'hui, les portraits que Jean-Luc a réalisés, en même temps que ceux des gestes, des regards, des objets ou des outils qui font l’intimité des individus dans leur cloisonnement quotidien, permettent à la société martiniquaise — et au tout-monde — de découvrir son exceptionnelle unité.

Et si Jean-Luc photographie souvent ses personnages à côté de leur poste de télévision allumé, comme pour ne plus laisser l'image disparaître dans un flux mais bien pour stopper le flux sur une image, c’est aussi pour lui l’occasion de nous interroger, de nous interpeller.


Nos yeux saturés d’images savent-ils encore en regarder une ?

Exclusif ! Les photos de cette page sont des prises de vue inédites du reportage “Gens de pays” (cliquez dessus pour les voir en grand).