samedi 27 février 2016

Mémoire-miroir d'enfance / 14

© jean-luc de laguarigue. Diamant, 1955
En le regardant attentivement, je lui trouve deux yeux enfoncés. L’un à droite, bien ouvert d’une paupière lourde descend, l’autre à gauche remonte et cligne. Il a un nez écrasé long et large qui remonte vers un crâne nu sur le bas duquel tombe une chevelure qui part sur le côté. À quoi ressemble-t-il exactement ce fantôme des mers, pourtant débonnaire, dont le sourire s’esquisse sous sa ligne de démarcation ? Il a tant vécu que chacune de ses facettes n’inspire que le respect. Unique vestige d’un ancien cratère, les Amérindiens l’ont vu, les Anglais l’ont pris, des batailles s’y sont nouées, non loin des esclaves ont péri ; les marins le vénèrent, les vaisseaux le salut comme un des leurs. Aujourd’hui, par une faille, les plongeurs le traversent et chacun à sa splendeur s’incline. Immobile sur ce tracé parfaitement découpé, il ne cesse de surgir et de nous appeler, pour l’heure on croirait qu’il surveille et s’amuse des deux gamins qui lui offrent leur grâce.
Les enfants ont inventé leur montagne, les quelques centimètres qu’ils gagnent sur leur monticule suffisent à les détacher les faisant paraître plus grand. Leurs trois mains ouvertes et leurs bras écartés me font croire qu’ils ont tourné, s’offrant une ronde. La petite fille interrogatrice regarde son frère, tandis que celui-ci, partant dans une nouvelle aventure, d’un mouvement de pied vient d’expédier un peu de sable ; son geste crée un flou, seule expression photographique de mouvement dans cette image ou tout paraît immuable. Au loin un gommier reste fixe, aucun sillage n’est visible à l’arrière ou un homme debout tient une rame levée, le second est assis offrant son dos et on imagine qu’il lève une nasse ; opération courante dont j’ai souvent été témoin et qui s’est perdue aujourd’hui si près de ce rivage. Un détail m’attache parce qu’il révèle l’instant dont chaque photographe est à l’affût. Le voilà qui apparaît dans l’ouverture de l’écart du bras du garçonnet qui laisse entrevoir le profil d'un deuxième canot, l’on y devine un pêcheur remontant son casier.
Tout est calme, la mer en clapotis a rejeté ses baigneurs pour une autre fois, le ciel est haut dans son azur jauni, les nuages filent léger. L’arrière-plan vaporeux, délicatement estompé donne une impression de crayonné faisant paraître les jeunes danseurs plus saisissants dans leur fraîcheur enfantine.
Trois menottes ouvertes balancent sous l’horizon,
Trois pêcheurs vont à leur affaire,
Un rocher de diamant témoigne, mélancolique,
Trois petits tours et puis s’en vont…
Le temps d’une photographie.

samedi 20 février 2016

Mémoire-miroir d'enfance / 13

© jean-luc de laguarigue. Odile 1953, le Diamant

L’arrière plage de l’anse Caffard, toujours plus fraîche par l’ombre des grands arbres qui la bordait, était constituée d’un mélange de sable, d’algues séchées, de petits bois morts et d’amas de feuilles. Les raisiniers s’y prolongeaient tirant de longues langues vertes courant au sol. La végétation était très dense dans cette région reculée et peu construite. L’image nous montre ici, en ce lieu, une fillette simplement attentive à ce qu’elle tient entre les doigts mais, chose étrange, comme séparée de son entour, apparue.
Qu’est ce qui fait qu’une photographie nous touche ou retienne notre attention ? Par quelle porte y entre-t-on ? Que nous dit-elle ? Elle qui ne marque que des signes, sans mot, dans un profond silence. Que nous donne-t-elle à voir ? Rien de particulier dans celle-ci ne se produit et pourtant elle ne cesse de m’intriguer. Est ce simplement par ce cadrage bien construit parce qu’en premier lieu le photographe a eu l’intuition de se baisser et de se mettre à hauteur de l’enfant ? La plage paraît légèrement surélevée sur sa crête et la mer bien plus reculée . Cette photographie d’album de famille est de dimension carrée d’usage commun pour cette époque. Ce format à la particularité d’induire un cercle imaginaire qui  tourne à l’intérieur de l’image et qui ici, de par la disposition des éléments,  ramène le regard au centre de l’image, à la main de l’enfant. Sa robe gonflée lui donne une belle assise, on croirait cependant qu’elle flotte tel un lutin. Elle est encadrée par deux objets vides, un jouet en bois trop grand pour sa taille et un transat ou il n’y a personne. Ces deux éléments s’opposent, l’un par son horizontalité, l’autre par sa verticalité. Leur position participe à la dynamique et à la composition du moment.  La fillette est placée sur la diagonale de l’image et visuellement son corps prend appuie sur la ligne directrice que forme le manche du petit véhicule, la position de son bras amorce une parallèle en prolongement de la deuxième arrête de la brouette formant ainsi pour le regard un nouveau point d’appui. La douce pente de la colline vient fermer cette première moitié de l’ensemble. L’arrière-plan est habité, dans le dernier tiers du visuel, par le transat face à la mer dont le repose-bras crée une ligne directrice vers le morne Larcher tandis que son siège ferme l’horizon,  le bord de son tissu forme une agréable courbe qui vient répondre à celle tranquille « de la dame couchée » rejoignant le ciel et l’eau. Maintenant je comprends que le point central de l’image est bien  la main de l’enfant qui observe ce qu’elle tient et que je ne peux saisir : sa baguette de fée peut-être ? Mais cela a sans doute peu d’importance parce que par son geste, c’est son univers que d’une poussière de sable elle crée, le créant elle m’y conduit et me ramène à mes premiers enchantements.
Les grandes lèches de végétal en masses, informes, brunes et brûlées laissent présager un danger potentiel, mais en bataille avec elles-mêmes nous feignons de les ignorer tandis que la lumière vient, diffuse, enveloppante, sans ombre portée, former un écran diaphane qui confère à l’image son caractère d’irréalité indéfinissable ; comme un rêve pourtant vécu, jamais saisi.
Il est tout aussi bien venu que la chaise longue soit vide, elle marque une absence qu’une présence humaine ferait surnuméraire dans cet univers de songe, en même temps elle nous invite à y prendre place pour la contemplation ou la méditation.
L’enfant nous rappelle les chemins oubliés, là où nous ne savons plus aller.
La photographie cogne, ensorcelante, à nos mémoires défaites, envoûtante.

mercredi 17 février 2016

Mémoire-miroir d'enfance / 12

© jean-luc de laguarigue. Martinique, le Diamant
  
Pour César, en musique, toujours.
Un bambin face à la mer, il y pénètre seul et confiant sans brassard ni bouée. Il va de son pas d’enfant comme si cette immensité lui appartenait, aimante et sans danger. Les rouleaux sont trop loin pour une distance qu’il ne sait évaluer et la vague meurt à son corps frêle ou par bienveillance, passant de côté ou derrière lui, elle semble lui ouvrir un passage. Il ne sait pas encore les courants, ni les profondeurs. Il est porté par la grâce, dans ce lieu instable ou tout bouge autour de lui.
Une vie s’ouvre par les flots qui s’animent de leurs grands poumons d’écume. Vivante clé de sol, posé sur cette partition mouvante, il apprend à en jouer les premières notes. Sans le savoir il retourne probablement aux mystères de la matrice qui le fit naître, à son liquide amniotique. Le geste abandonné et souple du bras n’est pas loin du fœtus. Maintenant il est au monde et celui-ci lui appartient par sa seule présence.
Le sel bientôt lui piquera les yeux, les remous du sable qui tourne en toupie font comme une plage suspendue qui l’enveloppe, le chatouille et le masse. Une vague pourtant viendra à le renverser, il avalera la première gorgée acre, il aura peur et passé ce premier étouffement de frayeur, il s’en amusera suffisamment pour vouloir recommencer. De fait Il recommencera, à tous les âges, et chaque fois qu’un adulte regagne une étendue d’eau, qu’elle coule de la cascade, de la rivière ou de la mer ; c’est encore l’enfant qui rentre chez lui.
Pour la sieste, ou à la tombée du jour ce sont les bras de sa mère qui le berceront et le coucheront. Il pleurera, il ne veut pas que cela se termine et probablement pour le reste de sa vie il craindra le mot fin. Mais il s’endormira confiant de la voix maternelle, il sera plein d’aise de sentir sous le drap d’amidon la douceur du vent frais, tandis qu’au dehors il percevra longtemps les rouleaux infinis qui tournent en fracas, roulent, houle dans son sommeil. Il apprendra à discerner les vibrations que fait la grande vague solitaire, de celles des plus petites qui se suivent en wagons, ou encore, par les effets contrarier du vent et des courants, de celles qui se rejoignent en éclats, du clapotis des vaguelettes. Parfois les lames cognent sur les rochers avoisinants, pénètrent en force leurs larges fissures et c’est le doublement du bruit du gouffre qui accompagne l’onde brisée qui s’échappe en geyser.
Au petit matin, ce sont les alizés qui lui apporteront les premiers embruns en mille appels. Il sait déjà d’où ils viennent, hâtif et réjoui il rejoindra la plage.
Le grand rocher sur l’horizon le fascinera quand, lors de sa première sortie en Gommier, il l’approchera. Il n’oubliera pas la couleur dense de l’eau qui n’est plus celle du rivage et qui lui verse quelque inquiétude. Cette grande masse en à-pic formée de crevasses grimaçantes, lisse et rugueuse qui peu à peu se rapproche lui inflige l’idée d’un danger qu’il ne saurait exprimer, il sera pris d’un vertige inexplicable. À l’approche, le pêcheur ayant pris soin de couper le moteur, solennel devant cette magistrale muraille ou le silence s’impose, il laisse légèrement dériver sa barque qui vient plus prêt, vers la face sous le vent. Après un chut marqué du doigt, l’homme frappera subitement de ses fortes mains réunies, dans des claquements portés en écho. C’est alors que l‘enfant, abasourdi, verra une horde d’oiseaux marins quittant leur refuge en piaillant, tournoyant autour en battements, en passages rapides du plus prêt au plus haut, offrant un ballet de formes démultipliées avant de voir, peu à peu, s’estomper la troupe en vol, formant en ordre une file regagnant son nid. Déconcerté par ce tour de magie et par tant de beauté, il ne saura retenir un sanglot d’inquiétude, de stupeur et de joie.
Ce qu’il a vu façonnera à jamais et pour toujours son empreinte.

vendredi 12 février 2016

Mémoire-miroir d'enfance / 11

© Jean-Luc de Laguarigue, Martinique 1954

À ma mère, pour son rire enchanté.

Les vieilles photos ou plutôt les photos d’autrefois me séduisent aussi par la légère exhalaison qu’elles gardent de l’album, de l’armoire ou de la boîte qui les a préservées ; parfois ce sont les fragrances d’une pièce tout entière, ou d’un appartement, ou brusquement c’est le parfum de la personne qui vous les a offertes qui vous revient. D’autres fois elles ont un arrière-goût de fleurs fanées, de tabac, de renfermé ou de moisi quand ce n’est pas l’odeur du support tout simplement mélangé à celui d’un reste de chimie qui vous titille. Les arômes qui en émanent n’ont aucun rapport avec le sujet photographié mais ils sont précieux et donnent à l’image un peu plus de mystère, de temps et de poids ; l’idée qu’une vie parallèle s’est développée malgré tout, au-delà de leur présence souvent oubliée. Le contact vous laisse ainsi un peu de sa matière sur les doigts, son dépôt de colle et de fines poussières, et l’odeur persiste et devient vôtre, le temps d’un regard.
La numérisation enlève ces spécificités appartenant à photographie argentique sur papier qui en prolonge sa vie souterraine. Observée sur l’écran l’image perd une grande part de sa sensualité que donnent le toucher et l’essence, une perception amoindrie et tronquée demeure mais son vécu s’en est allé. Il me plaisait parfois de retourner une photographie, y découvrir une inscription ou l’estampille « épreuve Kodak ». J’y voyais un panneau indicateur me confirmant un point d’arrivée qui me rassurait. J’appréciais également ce va-et-vient du recto au verso quand, sur cette deuxième surface vierge d’image l’œil se rince pour revenir, avec plus d’appétit, à sa contemplation première. Comme la chair, le papier se transforme et prend les blessures du temps en cicatrices, balafres ou taches. Certaines fois c’est une grande déchirure qui vient à me heurter comme si moi-même je devenais victime d’une menace : fragilité qui me renvoie à l’éphémère, à la vie immédiate et toujours à l’idée que demain sera trop tard.
Je n’étais pas né quand furent prises ces photographies de mon frère et de ma sœur aînés, le même lieu devait m’accueillir et je m’y accorde. Après eux je devais sans doute découvrir les mêmes piqûres, les mêmes peurs, les mêmes ravissements, les mêmes pas. Leur enfance devient mienne. Ces mains tendues vers le végétal inondé de lumière me saisissent, le geste y imprime une aisance faite de délicatesse et de légèreté. Bien que le cadre soit serré on devine l’espace qui anime l’entour de cet univers en jardins et verger. J’affectionne encore la main ouverte de ma sœur qui, certainement, vient de perdre une brindille de la grande plante « Goutte de sang » plantée derrière elle comme un arbre de noël, celui qui fait fête.
J’ai connu cet arbuste avec ses longues tiges perlées de rouges petites fleurs oblongues.
Ouvertes, elles appelaient les Colibris qui se sucraient de leur nectar. Fermées, je les cueillais pour les faire éclater au dos de ma main ; alors parfois un faible « pop » se faisait entendre et j’en étais comblé. Les enfants s’harmonisent avec les plantes et les arbres, ils se nourrissent de leur sève et ils s’y reconnaissent ; leur mouvement perpétuel les fascine, le frou-frou du vent dans leurs feuillages les intrigue, leur parle d’une voix de si loin venue, qu’eux seuls pourraient la nommer ; les grandes ombres du midi abritent leurs jeux, au couchant leurs longues formes allongées ondulantes les inquiètent. J’aime ce regard interrogateur et apeuré de ma sœur, son œil profond qui ressemble à celui de tous les enfants qui interdisent que l’on vienne les troubler dans leur rêve.
Tremblements d’enfance,
Éternel Enfant.

dimanche 7 février 2016

Mémoire-miroir d'enfance / 10

Anses-d'Arlet, années 1960

Pour Martin et ses bientôt douze années.

C’est le matin, entre ciel et eau au centre de ce paysage marin des silhouettes de dos s’activent à leur tâche, le soleil s’est déployé et si c’est dimanche l’heure de la messe a déjà sonnée, les acheteurs sont partis ; la mer s’étend calme comme un lac, le vent est au repos.
L’effort est terminé, le poisson partagé, le filet va être rangé, la senn est tirée. Dans un canot sans moteur, un homme reste à la rame, deux autres assemblent le filet, un enfant nonchalant s’appuie sur le bois qui lui sert de gouvernail, il attend. Sur la plage neuf personnes aident à l’ordonnancement de la seine, deux autres observent tandis qu’un troisième s’avance vers le groupe. Il est déjà trop loin du photographe, plus prés, en amorce il aurait donné à l’image plus de profondeur. Cette photographie d’amateur présente des imperfections, le ciel est trop blanc et le premier plan qui occupe le premier tiers de l’image est vide d’information. C’était l’époque ou les appareils se chargeaient encore de films en rouleaux d’un format carré ; lequel demande une grande rigueur pour la composition. Cependant sa taille généreuse permettait à l’agrandissement des recadrages pour ceux et celles qui pressentaient la photographie comme pouvant aller au-delà du simple souvenir. Si les albums de famille regorgent souvent de trésors sur papier (et c’est déjà beaucoup), le négatif, c’est-à-dire le film développé, est très souvent perdu. Du reste ce mot négatif qui par convention a séparé la photo argentique en deux pôles me paraît impropre. Il est la matrice de l’image, la substance qui lui insufflera, par la mise sur papier (le positif), sa révélation la plus totale. Pour le photographe, il est sa partition écrite ; un bien sacré et précieux lui permettant de restituer : lumière, contraste et gamme de gris, toute la texture et le chant de l’image.
À regarder cette photographie on sent bien, comme dit dans le jargon courant, que c’est une image volée en l’absence de projet, sans intention artistique, ni de témoignage social ou anthropologique. Aucun échange entre les personnes photographiées et le photographiant n’a eu lieu mais le simple plaisir d’enregistrer une scène touchante, et c’est bien aussi comme cela. La compagnie de pêcheurs est au cœur de l’image fermée bord à bord par la femme penchée, sur la gauche et l’avant du gommier, sur la droite. La ride formée par la vaguelette conduit le regard vers les deux femmes courbées tandis que la rangée formée par le groupe indique une ligne directrice vers le canot. Le regard ne cesse de tourner de l’un à l’autre. Le bateau de plaisance au deuxième plan fait une masse qui détache bien les quatre personnes sur la gauche du cadre et les empêche de se fondre dans le gris de l’eau. Un couple marchant au loin donne à l’image une échelle de profondeur et participe des mouvements simultanés et contraires de l’ensemble. L’image est fermée par la colline et sa composition générale, en entonnoir, lui ouvre pourtant un espace imaginaire.
Si le devoir de mémoire est une notion aujourd’hui acquise bien que toujours en danger, le devoir de regard devrait en être son pendant : laisser le superflu pour aller à l’essentiel.
Cette image me touche et comme tant d’autres me renvoient au mystère entier de la Photographie, à son incomparable beauté ; à ces instants de vie ou la nature humaine s’accorde eurythmique, du discret plaisir d’être là. Par la photographie, la vie se prolonge et se partage en création immanente pour chacun.

Tant de fois, enfant, sur la plage du Diamant, je fus admiratif des retours de pêche !
J’y entends le souffleur dans sa conque,
Le frétillement de la multitude rapportée,
J’y revois, au fond de la barque, la pieuvre inquiétante,
Bientôt retournée, d’un coup de dent le bec arraché,
Le grand congre noir et bleu frappé sur le sable,
En sursaut la langouste rouge et brune aux antennes cassées,
Le pêcheur majestueux bravant l’impossible.

recadrage photo Anses d'Arlet, Martinique années 1960






vendredi 5 février 2016

Mémoire-miroir d'enfance / 9

© Jean-Luc de Laguarigue

Il est regrettable que mes premiers albums de photos soient perdus, je n’ai plus rien de mes constructions d’enfant entre l’âge de 8 ans et 12 ans. Quelques bribes me reviennent ici ou là et bien que cela soit de peu d’importance, je me serais diverti de ces enfantillages. À l’âge de 14 ans j’étais formé par mon père au processus du développement des films et de leur mise sur papier ; j’avais ma propre chambre noire et mon premier 24X36. Notre maison était flanquée d’un étage accessible par un escalier extérieur. Cette grande pièce, galetas en forme de L, prenait toute la surface du domicile et servait pour parti d’atelier de couture à ma mère, de pièce à faire sécher le linge et de repassage ; tout le reste était un débarras de vieux lits, de penderies, de vêtements usés, de déguisements, de livres et revues poussiéreux, de malles pleines d’objets hétéroclites et de photographies d’un autre temps. Ce fatras devint bientôt une des cavernes ou le jeune photographe allait chercher ses sujets. Sur une étagère je découvris deux poupées abandonnées ayant appartenu à ma sœur aînée : Nancilly et vivant-poisson. Je fus frappé par leur délabrement et leur décomposition avancée. J’avais en mémoire des photos faites par mon père de ma sœur jouant avec ses fétiches, soigneusement agencé dans l’album de famille : elle était ravissante sur les images, sa tendresse attentive était pleine d’émotion pour son jouet. Les miniatures abandonnées et oubliées, probablement depuis sept ou huit ans, avaient pris toutes les marques du temps et de la moisissure ; je découvris un objet mort, inutile et devenu tout autre chose. Je les replaçai dans leur cimetière de poussières quand quelque temps après elles finirent par m’obséder. Je sentis bientôt la nécessité de conjurer cette impression du désastre par une catastrophe plus grande mais qui leur redonnerait en quel quelque sorte une nouvelle vie.

Il est vrai que le quotidien de l’époque n’était jamais avare, pour ses titres et annonces, des accroches suivantes que j’ai pu retrouver :

« Au Prêcheur : Exaspéré, il tue sa belle-sœur d’un coup de fusil
La malheureuse, mère de six enfants, s’écroule dans les bras de son mari
Il s’est constitué prisonnier »...
« V. Jalouse tranche le bras de sa rivale qui succombe à une hémorragie »...
« Briques contre ciseaux : deux blessées»...
« Encore des blessés sur nos routes ! Danger le bien nommé conduisait sans permis »...
« D’un coup de coutelas il tranche l’oreille de son épouse »...
« Parce qu’elle avait dansé tandis qu’il buvait le Martiniquais a égorgé sa compagne après le bal. Ironie du destin : la victime se prénommait : Heureuse ».

La télévision était peu présente et ce journal d’une grande popularité. Biron sur le chemin de l’école m’en faisait souvent l’écho et ses commentaires. Toutes ces annonces et bien d’autres, par les articles qui les prolongent, méritent encore une analyse sociologique sur les dégâts et les névroses engendrés dans une société post-coloniale ; mais aussi sur son humour et sa représentation de l’entour. Travail du reste très largement couvert par Édouard Glissant avec notamment le « Discours Antillais » puis dans sa littérature avec « Malemort » et plus généralement dans toute sa poétique de l’opacité et de la relation.

J’étais bien trop jeune et trop peu instruit à l’époque pour m’en douter, mais il est vrai qu’elles ne furent pas sans influence sur ma perception et furent plus tard, comme le non dit historique et ma vie sur une habitation mourante, significatives de ma réflexion et de mon approche de ce que pouvait être une création photographique à la Martinique.

Pour l’heure je reviens à mon jeune âge et récupérant les joujoux délaissés, je les mis en scène dans une série de photographies que j’intitulai : le meurtre, l’accident, le baiser de la mort, les pendues

J’en ai retrouvé quelques-unes que j’avais mystérieusement gardées sans me douter que 45 ans plus tard, j’en viendrai à les évoquer. Tout se dessine et se formate dans l’enfance. À regarder ces photographies d’adolescent, je me dis qu’elles sont sous-jacentes de tout ce qui allait se développer tardivement, sous d’autres formes, dans ma recherche photographique avec : « the rest », « le pays des imaginés », « requiem pour une île ».

© Jean-Luc de Laguarigue
© Jean-Luc de Laguarigue

mercredi 3 février 2016

Mémoire-miroir d'enfance / 8

© Jean-Luc de Laguarigue. Polaroid, le Diamant années 60
A mon père...

Pour y arriver la route était longue, on zinzolait à travers une campagne encore très présente parsemée de cases rudimentaires en bois ti’baum. Aucun grand axe routiers, mais d’infinis tournants sur des voies étroites ou chaque bourg était traversé ; la route de Châteauboeuf vers le Lamentin, puis Ducos et Rivière Salée… Dans ces bourgs les maisons étaient de bois et ils en prenaient la teinte gris-brun tant, sur les façades, les couleurs étaient peu présentes. Seule, par contraste, la nature flamboyait tandis que sous les ponts, la rivière en dessous s’animait des femmes et des enfants lavant le linge à mains nues. Les jeux et les cries s’accordaient du léger roulement de cailloux ; apparaissait sur les grandes roches de son lit les éclats des tissus séchant qui formaient de grandes taches éparses pour lesquelles, dans leur chatoiement, leur naturelle et spontanée disposition, je me dis aujourd’hui, que le Land art n’a rien inventé. Les grandes dames aux pieds sûres, à la marche altière, les bras ballants pour maintenir leur équilibre portaient sur leur tête de torche trays et baquets ; on croyait voir avancer des équilibristes sur un fil invisible tant leur démarche imposante et magnifique semblait suspendue. La télévision n’était pas répandue et ma découverte du monde était là. À Rivière Salée un entrepôt de farine me saisissait d’enchantement ; dans cette grisaille sourde de bois il était maculé de blanc ou des hercules faisaient un charroi de sacs qui, souvent percés, les peignaient de poudres leur faisant ce visage joyeux et triste de clowns que je découvris plus tard dans « la piste aux étoiles ». Voilà une image d’enfant que je garderai toujours pour une photo virtuelle jamais réalisée. Cette vision éphémère passée, nous arrivions à un tournant en face duquel surgissait, à la lisière d’un champ de cannes, une grande croix métallique. Plus loin sur la gauche, nous arrivions au grand pont de fer où ne pouvait passer qu’un véhicule. Si par hasard, et souvent par jeu, deux automobiles, au milieu de cette voie étroite, venaient à se faire face commençait alors, dans un concert de klaxons, palabres et disputes afin de négocier la marche arrière de l’une ou de l’autre. Bien après, sur la colline qui émergeait, écrit en bouse de vache peinte de blanc, les mots Trois rivières apparaissaient. Nous les quittions sur la droite par une nouvelle succession de tournants pour atteindre le cassis de la Taupinière qu’il fallait passer doucement à cause du débordement régulier de l’eau. Par de rares instants sur cette route du sud une locomotive, dont le passage était encore indiqué par un panneau routier, surgissait. Elles disparurent complètement après le désastre du cyclone Édith qui détruisit le réseau ferroviaire servant au transport des cannes. Enfin nous atteignions à ce point ou la gracieuse silhouette du Morne Larcher se dessinait. Nous passions un sous-bois de mangroves perçu par sa bienfaisante fraîcheur qui se faisait immédiatement sentir. Une petite côte, un grand tournant marqué d’un oratoire animé encore de ses pales bougies et soudain, dans toute sa splendeur, cette vue de la baie dans son paysage de campêche. Intact, radieux, éternel.
J’ai retrouvé ce Polaroid du Diamant tel que je le connus enfant.
Ici la lumière, en léger contre-jour, habille la mer d’un drapé d’argent. La route du morne commençait à peine sa construction et rien n’y apparaît encore, pas la moindre cicatrice, pas le moindre habitat. Le premier plan laisse deviner une campagne sauvage, à peine domestiquée, qui s’étale tranquille et sereine. Moment étrange ou pas un bateau ou barque de pêche ne passe, pas un baigneur, pas un marcheur sur la plage. Image biblique du premier homme au Diamant, poétique indéfinissable de la photographie.

mardi 2 février 2016

Mémoire-miroir d'enfance / 7

© Jean-Luc de Laguarigue. Alain et Claudie 1954
Pour Évelyne…

Au verso de la photographie : Martinique, août 1 954. Je n’étais pas né, l’image me précédera et me suivra. Ils sont beaux, ils sont jeunes, ils sont morts.
Elle a quitté sa place de conductrice pour se rapprocher de lui. Peut-être était-elle déjà assise en passager et il la légèrement poussée pour la prise de vues ; peu importe. Le pare-brise est divisé en deux et leur emplacement géométriquement bien choisi, crée un cadre à l’intérieur du cadre. Son bras, à lui, l’entoure et sa main semble tenir le volant, mouvement qui vient fermer la scène et forme le nid. L’essuie-glace à gauche est manquant et c’est mieux pour la composition ; sa présence aurait créé une ligne supplémentaire et inopportune. Son support en triangle vient marquer une nouvelle division répondant à celle, plus grande, dessinée par la tringle du pare-brise. Son regard, à elle, est illuminé par le léger reflet que lui renvoie le miroir du rétroviseur, il est profond et intense ; on ne voit que lui en prime abord. Elle porte une parure ; collier et boucles d’oreilles assorties et paraît ainsi apprêtée pour une sortie, ou une visite. Elle devait être séduite par son côté, à lui, un peu relâché, un peu voyou, un peu James Dean. Il regarde droit devant lui et sa cigarette vient en accentuer la direction. Ses yeux, à elle, sont un peu en coin comme si elle l’appelait avec insistance pour lui dire : « regarde comme je suis belle ».
Ils se sont aimés.
Le photographe a-t-il perçu le reflet sur la droite du pare-brise qui serait venu effacer les visages si les personnages n’avaient pas été placés autrement. Ce miroitement vient cependant combler un vide, une absence, et par opposition de lumière rend plus fort la présence des amants.
Le premier plan de la photographie est construit par le capot de l’Américaine qui prend les deux tiers de l’image. Les reflets sur ce noir profond sont superbes et par contraste fait ressurgir les amoureux. On croirait à une projection dans un drive-in, ou encore à une photographie du tournage d’un film. Hitchcock n’est pas loin.
La photographie a pourtant été prise dans la cour intérieure de l’habitation sous les grands manguiers. Je l’ai toujours connu dans les albums de famille. Le 8 avril 1 958, Alain devait mourir brûlé dans le feu d’un accident au Diamant ; courant vers la mer, déployant des ailes de feu avant de s’écrouler sur la plage. Ce drame dont les conséquences et les répercussions inexprimables ne cesseront de se développer est le hors-champ de l’image.
Photographie, aujourd’hui, symbole d’un linceul.