samedi 27 février 2016

Mémoire-miroir d'enfance / 14

© jean-luc de laguarigue. Diamant, 1955
En le regardant attentivement, je lui trouve deux yeux enfoncés. L’un à droite, bien ouvert d’une paupière lourde descend, l’autre à gauche remonte et cligne. Il a un nez écrasé long et large qui remonte vers un crâne nu sur le bas duquel tombe une chevelure qui part sur le côté. À quoi ressemble-t-il exactement ce fantôme des mers, pourtant débonnaire, dont le sourire s’esquisse sous sa ligne de démarcation ? Il a tant vécu que chacune de ses facettes n’inspire que le respect. Unique vestige d’un ancien cratère, les Amérindiens l’ont vu, les Anglais l’ont pris, des batailles s’y sont nouées, non loin des esclaves ont péri ; les marins le vénèrent, les vaisseaux le salut comme un des leurs. Aujourd’hui, par une faille, les plongeurs le traversent et chacun à sa splendeur s’incline. Immobile sur ce tracé parfaitement découpé, il ne cesse de surgir et de nous appeler, pour l’heure on croirait qu’il surveille et s’amuse des deux gamins qui lui offrent leur grâce.
Les enfants ont inventé leur montagne, les quelques centimètres qu’ils gagnent sur leur monticule suffisent à les détacher les faisant paraître plus grand. Leurs trois mains ouvertes et leurs bras écartés me font croire qu’ils ont tourné, s’offrant une ronde. La petite fille interrogatrice regarde son frère, tandis que celui-ci, partant dans une nouvelle aventure, d’un mouvement de pied vient d’expédier un peu de sable ; son geste crée un flou, seule expression photographique de mouvement dans cette image ou tout paraît immuable. Au loin un gommier reste fixe, aucun sillage n’est visible à l’arrière ou un homme debout tient une rame levée, le second est assis offrant son dos et on imagine qu’il lève une nasse ; opération courante dont j’ai souvent été témoin et qui s’est perdue aujourd’hui si près de ce rivage. Un détail m’attache parce qu’il révèle l’instant dont chaque photographe est à l’affût. Le voilà qui apparaît dans l’ouverture de l’écart du bras du garçonnet qui laisse entrevoir le profil d'un deuxième canot, l’on y devine un pêcheur remontant son casier.
Tout est calme, la mer en clapotis a rejeté ses baigneurs pour une autre fois, le ciel est haut dans son azur jauni, les nuages filent léger. L’arrière-plan vaporeux, délicatement estompé donne une impression de crayonné faisant paraître les jeunes danseurs plus saisissants dans leur fraîcheur enfantine.
Trois menottes ouvertes balancent sous l’horizon,
Trois pêcheurs vont à leur affaire,
Un rocher de diamant témoigne, mélancolique,
Trois petits tours et puis s’en vont…
Le temps d’une photographie.