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Anses-d'Arlet, années 1960 |
Pour Martin et ses bientôt douze années.
C’est le matin, entre ciel et eau au centre de ce paysage marin des silhouettes de dos s’activent à leur tâche, le soleil s’est déployé et si c’est dimanche l’heure de la messe a déjà sonnée, les acheteurs sont partis ; la mer s’étend calme comme un lac, le vent est au repos.
L’effort est terminé, le poisson partagé, le filet va être rangé, la senn est tirée. Dans un canot sans moteur, un homme reste à la rame, deux autres assemblent le filet, un enfant nonchalant s’appuie sur le bois qui lui sert de gouvernail, il attend. Sur la plage neuf personnes aident à l’ordonnancement de la seine, deux autres observent tandis qu’un troisième s’avance vers le groupe. Il est déjà trop loin du photographe, plus prés, en amorce il aurait donné à l’image plus de profondeur. Cette photographie d’amateur présente des imperfections, le ciel est trop blanc et le premier plan qui occupe le premier tiers de l’image est vide d’information. C’était l’époque ou les appareils se chargeaient encore de films en rouleaux d’un format carré ; lequel demande une grande rigueur pour la composition. Cependant sa taille généreuse permettait à l’agrandissement des recadrages pour ceux et celles qui pressentaient la photographie comme pouvant aller au-delà du simple souvenir. Si les albums de famille regorgent souvent de trésors sur papier (et c’est déjà beaucoup), le négatif, c’est-à-dire le film développé, est très souvent perdu. Du reste ce mot négatif qui par convention a séparé la photo argentique en deux pôles me paraît impropre. Il est la matrice de l’image, la substance qui lui insufflera, par la mise sur papier (le positif), sa révélation la plus totale. Pour le photographe, il est sa partition écrite ; un bien sacré et précieux lui permettant de restituer : lumière, contraste et gamme de gris, toute la texture et le chant de l’image.
À regarder cette photographie on sent bien, comme dit dans le jargon courant, que c’est une image volée en l’absence de projet, sans intention artistique, ni de témoignage social ou anthropologique. Aucun échange entre les personnes photographiées et le photographiant n’a eu lieu mais le simple plaisir d’enregistrer une scène touchante, et c’est bien aussi comme cela. La compagnie de pêcheurs est au cœur de l’image fermée bord à bord par la femme penchée, sur la gauche et l’avant du gommier, sur la droite. La ride formée par la vaguelette conduit le regard vers les deux femmes courbées tandis que la rangée formée par le groupe indique une ligne directrice vers le canot. Le regard ne cesse de tourner de l’un à l’autre. Le bateau de plaisance au deuxième plan fait une masse qui détache bien les quatre personnes sur la gauche du cadre et les empêche de se fondre dans le gris de l’eau. Un couple marchant au loin donne à l’image une échelle de profondeur et participe des mouvements simultanés et contraires de l’ensemble. L’image est fermée par la colline et sa composition générale, en entonnoir, lui ouvre pourtant un espace imaginaire.
Si le devoir de mémoire est une notion aujourd’hui acquise bien que toujours en danger, le devoir de regard devrait en être son pendant : laisser le superflu pour aller à l’essentiel.
Cette image me touche et comme tant d’autres me renvoient au mystère entier de la Photographie, à son incomparable beauté ; à ces instants de vie ou la nature humaine s’accorde eurythmique, du discret plaisir d’être là. Par la photographie, la vie se prolonge et se partage en création immanente pour chacun.
Tant de fois, enfant, sur la plage du Diamant, je fus admiratif des retours de pêche !
J’y entends le souffleur dans sa conque,
Le frétillement de la multitude rapportée,
J’y revois, au fond de la barque, la pieuvre inquiétante,
Bientôt retournée, d’un coup de dent le bec arraché,
Le grand congre noir et bleu frappé sur le sable,
En sursaut la langouste rouge et brune aux antennes cassées,
Le pêcheur majestueux bravant l’impossible.
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recadrage photo Anses d'Arlet, Martinique années 1960 |