jeudi 14 juillet 2011

Pays des Imaginés, exposition permanente

Le pays des imaginés est une exposition photographique à la mémoire d’Édouard Glissant réalisée par Jean-Luc de Laguarigue. Il s'agit d'une exposition permanente, située aux Foudres HSE, Habitation Saint-Étienne, 97213 Gros-Morne (Martinique).

Entrée libre du lundi au vendredi, de 9h à 12h30 et de 13h à 16h (renseignements au 05 96 57 49 32).

Le Pays des imaginés
(Texte lu par Jean-luc de Laguarigue le jour de l'inauguration, 6 juin 2011)

“Lorsqu’il s’agit de sonder une plaie, un gouffre ou une société, depuis quand est-ce un tort de descendre trop avant, d’aller au fond ? … Ne pas tout explorer, ne pas tout étudier, s’arrêter en chemin, pourquoi ?”

Si je cite Victor Hugo en préambule, afin de rendre hommage à Édouard Glissant, c’est parce qu’il me semble que cette phrase (extraite des Misérables) éclaire particulièrement bien son œuvre.

Dans un texte précédent1, j’ai eu l’occasion d’évoquer mon rapport difficile à la Martinique lorsque j’étais adolescent : ma rupture avec ce pays, puis ma volonté d’y revenir afin 
de m’approprier par la photographie cette part d’inconnu que constituait la société de caste dans laquelle j’avais vécu, ainsi que le poids d’une histoire taboue.



Si dans mon jeune âge, j’ai eu la chance d’avoir Édouard Glissant comme professeur, 
ma longue coupure avec ce pays m’en avait fait négliger ses créations littéraires.

Par la suite, les hasards de la vie m’ont permis de mieux connaître et d’approcher l’homme. Mais en dehors de l’aspect affectif de cette relation, ma véritable rencontre avec Glissant 
eut lieu en 1989 avec la découverte du Discours antillais.

Pour la première fois, j’avais entre les mains un ouvrage qui me donnait des éléments d’analyse et de réflexion sur notre société, ainsi que des clés pour commencer à ouvrir les portes 
si lourdement fermées.


Par la restitution de l’histoire, de la culture, de la langue et du destin collectif, qui sont 
les grands thèmes que Glissant ne cessera de développer tout au long de son œuvre, 
une nouvelle osmose était possible avec mon pays.

En 1991, quand j’ai pris la décision de travailler en tant que photographe indépendant, 
et qu’il me fallut alors trouver un nom pour mon activité, c’est encore vers son œuvre que je me suis tourné pour y emprunter le mot TRACE. Un mot qui est aujourd’hui repris par beaucoup sans probablement savoir à qui ils le doivent. Telle est l’origine de Traces éditions.

Je ne crois donc pas me tromper en soulignant l’un des messages de Glissant, à savoir 
que l’histoire de la Martinique n’est pas encore écrite et qu’elle reste à découvrir.

Elle est constituée par la tragédie de ceux qu’il appelait les “migrant nus”, c’est-à-dire 
des peuples déportés sur des terres étrangères, puis débarqués et incarcérés dans de cruelles conditions, qui ont dû apprendre à se reconstituer en recréant un nouvel imaginaire commun avec tout ce qui l’accompagne : langage, contes, musique, mythologie…



Puis vint le temps tant espéré de l’abolition. Elle fut certes célébrée, mais il n’en reste pas moins vrai que la constitution, l’avènement de cette société nouvelle — celle des asservis — fut mise entre parenthèses au nom de principes d’intégration dits “supérieurs”.

C’est-à-dire que tout cet imaginaire naissant ne pouvait avoir d’autre statut que celui de “sous-produit” de la culture nationale. Un sous-produit qu’il fallait soit uniquement considérer comme folklorique, soit apprendre à oublier, voire même à nier (les uns par honte, 
les autres par souffrance).

Ainsi, comme nous le disait Glissant, “non seulement l’histoire fut collectivement subie, mais elle fut également raturée. Ce manque de mémoire collective rend compte pour partie de la discontinuité qui a caractérisé le peuple martiniquais dans ses œuvres. Enfin, de même 
qu’il n’y a ni présence ou sens de l’histoire, ni mémoire collective, il n’y a pas non plus 
ce qui en constitue le légitime corollaire, c’est-à-dire la projection dans l’avenir”.



“Le manque de confiance dans son propre futur est ici lié au manque de densité sur sa propre terre : l’espace est noué au temps dans une épuisante et stérile contrainte.”

Mais par Glissant, nous savons aussi que la mémoire n’est pas la clé du passé : c’est davantage une condition essentielle à l’élargissement de conscience auquel il nous faut parvenir. Une conscience ouverte à la totalité du monde, à ses richesses et ses diversités ; mais aussi une conscience ouverte à tous les mondes que contient le vieux monde, à ces strates invisibles, opaques, inaccessibles, à toute cette “non matière” qui fait la matière-même du monde et l’inattendue beauté de son renouvellement. Son tout-possible.

Tout en poursuivant ma propre recherche, à travers l’exposition que vous allez maintenant découvrir, il s’est agi pour moi de tenter une utilisation photographique de la poétique d’Édouard Glissant.

L’œuvre et la pensée de Glissant n’ont toutefois pas besoin qu’on les illustre, mais plutôt 
qu’on s’en serve. Prétendre redoubler les idées de Glissant par mes propres photos reviendrait de toute façon à les recouvrir à mon profit : entreprise d’autant plus vaine que son œuvre recèle déjà des images prodigieuses qui se suffisent à elles-mêmes. C’est pourquoi, à l’illustration fidèle qui trahit l’œuvre par référence, je préfère résolument l’utilisation infidèle qui honore par révérence.



Le pays des imaginés, formule tirée de Malemort, est une série de 15 appareillages photographiques qui commence par brouiller la différence entre le réel et l’imaginaire, 
en installant le regard dans une manière de vision onirique qui peut aussi bien revêtir 
des teintes de cauchemar.

Cette exposition, qui prend la forme d’un rêve, où certain trouveront un caractère de gravité, est aussi faite de tendresse et d’humour.

Ces photographies, volontairement de grands formats panoramiques, sont toutes constituées 
de plusieurs images qui s’entrecroisent et se répondent l’une l’autre, aussi bien à l’intérieur de chaque appareillage (ou composition) que de manière indépendante, d’un tableau à l’autre.

Elles sont chargées de symboles qu’il faut prendre le temps de découvrir ou de deviner : 
car c’est ce “poids du vécu” que je tente ici de rendre sensible, de même que le très grand format des photos impose à l’œil le sentiment des matières et l’insistance des regards.

L’exposition est scindée en deux par la photo n°8 de la célébration du 150e anniversaire 
de l’abolition de l’esclavage, qui en occupe l’exact milieu : je veux dire, le cœur.




La première partie, sur le panneau de gauche, est composée de 7 photographies 
qui nous ramènent vers l’enfance et vers ce qui symbolise et structure, de manière allégorique, la société d’habitation. On y découvre la constitution des familles, leur mise en “relation”, 
la genèse d’un pays.



Pour une meilleure compréhension de ce travail, je me permets de vous donner une première piste
de lecture : sur le panneau de gauche, la 4e image symbolisant “les das”



répond 
à la 10e image sur le panneau de droite, qui nous ouvre l’intimité de cette même personne. Cette relation, nous la comprenons en lisant la carte postale présente dans cette image 
ou encore en observant les photographies à l’intérieur des cadres sur la commode.



À partir de cette première piste, je suis convaincu que chacun pourra ensuite établir son propre imaginaire, ses propres perceptions, relations, correspondances.

Dans la deuxième partie, sur le panneau de droite, le rêve entre dans une nouvelle phase 
et devient plus profond. La structure des images et leur composition changent.



Ainsi, dès la photo n°9, les visages — réels ou figurés — révèlent par transparence, 
non pas leur identité, mais une superposition de visages. Cette surimpression intensifie 
la visibilité du visage en même temps qu’elle en opacifie la lisibilité. Il faut en effet, 
écrit Glissant dans le Le discours antillais, “consentir à l’opacité, c’est-à-dire à la densité irréductible de l’autre” si l’on veut pouvoir “accomplir l’humain à travers le divers”.

Vous noterez également, dans cette seconde partie de l’exposition, un détournement 
de la transparence et l’apparition fantomatique de personnages qui surgissent ici dans 
un rideau, là sur un mur ou une vieille affiche… Au nombre de trois, ces figures qui hantent 
les images, symbolisent la culture et le peuple martiniquais mis entre parenthèses de l’Histoire.

Nous en avons la révélation par le triptyque final de la série.



Ce triptyque projette rétrospectivement une nouvelle visibilité sur Le pays des imaginés où rôdent 
tous les fantômes qui ont si longtemps été occultés sous une transparence d’emprunt.

L’indéfinissable harmonie des visages et des mains, véritable prodige d’humanité, envahit enfin le paysage, défait les frontières comme pour dire : “le poète qui chante les profonds de sa terre est un combattant qui ajoute à la liberté de tous, c’est-à-dire à la Relation”…

(1) Découvrir Césaire (Les Temps Modernes N°662-663, mars 2011)