Pour tout savoir sur “…The Rest” :
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• Le reportage télévisé
• L'interview de l'auteur
• Le lieu de l'expo
• L'expo
“Avec Tracées de mélancolie, puis Cases en pays-mêlés et enfin Gens de pays en 2006, J.-L. de Laguarigue est lentement parvenu à une présence photographique au présent de son pays, qu’il regardait depuis l’enfance à travers la vitre invisible mais opaque posée par la société d’habitation. Là où ces photos nous parlaient de “mélancolie”, le plus souvent on a compris à tort “nostalgie”, enfermant du coup cette œuvre photographique dans la catégorie paresseuse, consensuelle et pour tout dire aveugle du “mémorialiste”. On y a vu des plaintes nostalgiques alors qu’il s’agissait d’ouvertures mélancoliques, timides et touchantes aux présents du présent de l’âme créole.
Cette mise au point permet de comprendre que c’est en réalité avec “…The Rest” que le photographe affronte son passé pour la première fois. Un passé qui n’existe plus mais qui insiste au point de devenir envahissant. Un passé non pas fixé dans son avoir-été, mais étrangement saisi sur le vif de son évanouissement. “…The Rest” est en effet l’involontaire révélation photographique de présences inoubliables, s’effaçant inéluctablement.
“…The Rest” commence par la rencontre fortuite du photographe et d’une boîte à chaussures sur sa table d’opération numérique. La boîte à chaussures est remplie de banales photos-souvenirs et de leurs négatifs. Ce ne sont que de mauvaises photos, en outre abîmées par le temps, aussi bien le temps qui passe que le temps qu’il fait aux Antilles. L’humidité tropicale et la durée semblent en effet avoir conspiré pour faire subir d’étranges métamorphoses à ces clichés : des tâches compromettent désormais la lisibilité de ces images dont certaines se sont carrément mises à pelucher. Pire encore, ces photos ayant été entassées dans la boîte à chaussures souvent face contre face, par on ne sait quel processus chimique les photos se sont échangé des bouts d’elles-mêmes venus se surimposer sur telle partie de la photo d’en face, au point de faire maintenant chimiquement corps avec celle-ci, et de l’habiter à la façon d’un spectre. Ce phénomène de surimpression a rassemblé au hasard dans une même photo des personnes désormais à côtés les unes des autres mais toujours séparées, formant d’improbables couples fantômes.
Lorsque le photographe tombe sur ces photos, elles font dans son regard un désordre
qui a la portée d’une révélation : au moment où la photographie est en train de rompre avec l’argentique, Jean-Luc de Laguarigue comprend soudain qu’on n’a pas laissé le temps aux sels d’argent d’aller au bout de leurs effets ; que si le temps standard d’action du révélateur déterminé par les laboratoires de développement industriels fixe des identités et produit des clichés, il revenait au photographe de laisser au révélateur le temps suffisant pour aller au bout de ses possibilités trop longtemps ignorées. Abandonner le développement à l’industrie qui lui impose ses contrôles et ses normes, ce n’était pas seulement policer la qualité de la photo, c’était manquer les richesses et les libertés secrètes de l’argentique.
En voyant ces vieilles photos métamorphosées par le temps, Jean-Luc de Laguarigue surprend le développement en train de se défaire ou de se poursuivre au delà de l’attendu et du
normal, comme si le fixateur, ayant perdu de sa puissance, d'autres
révélations longtemps endormies dans le papier pouvaient enfin se libérer, selon un processus chimique contenu secrètement depuis le départ dans le révélateur. Si un
peu de temps de révélateur produisait un cliché, beaucoup de temps pouvait créer une matière première photographique dont le photographe allait pouvoir faire une œuvre à la façon d’un alchimiste qui, d’une chose, en tire une tout autre.
À partir de ces photos-monstres, de Laguarigue réalise alors des photogrammes à l’ère numérique en transformant l’outil numérique en plaque sensible, non pas à la lumière, mais à l’image photographique elle-même. Par moments, on ne sait plus si l’on regarde des photos ou des négatifs. Mais l’impression qui domine est celle d’être en présence de restes photographiques appareillés et sublimés jusqu’à leur arracher une étrange beauté.
Il faut l’œil d’un grand photographe pour voir dans ces déchets d’images de grandioses effets plastiques à la fois uniques et impossibles à reproduire. Il faut en outre l’œil d’un immense coloriste pour détecter les valeurs plastiques de ces taches involontaires.
Un œil qui bouleverse non seulement l’ordre du visuel mais le champ photographique tout entier en rendant incertain le partage entre l’argentique et le numérique, les négatifs et les tirages, le créé et l’accidentel. Un œil sensible à la puissance du visible que masque d’ordinaire l’ordre du lisible. “…The Rest” fissure effectivement l’ordre du regard : les perspectives s’emmêlent au point que les lignes de fuite ne coordonnent plus les plans mais les empilent, détruisant du même coup la profondeur de champ au profit d’une sorte de feuilletage des plans. Mais à mesure que l’image perd en lisibilité, elle gagne en visibilité et en beauté.
Il y a une nouvelle visibilité secrète de l’image, cachée à l’endroit même où le regard d’ordinaire ne sait pas s’attarder mais glisse. Ainsi, à l’intérieur du corps du prêtre, on devine deux icônes incorporelles : les images fantomatiques du couple qu’il vient de marier. Incroyable mariage de photos, enfanté par le hasard et le temps dans l’œil-matrice du photographe.
Nous voilà prévenus : ces photos ne s’offrent pas au regard qui campe dans sa logique quotidienne. Elles demandent de secouer l’ordre du regard pour se rendre sensible à ces points forts qui logent sinon au centre, assurément au cœur de la photo.
Voici donc une œuvre photographique entièrement réalisée non seulement sans la moindre prise de vue, sans le moindre déclic, mais sans appareil photographique. Mais loin de signifier un renoncement à l’argentique ou à la photographie “…The Rest” en accomplit au contraire l’étonnante révélation. Si ces photographies échouées d’une mémoire en décomposition et flottant quelque part dans l’inachevé ont une existence interrogative, leur beauté, elle, est indubitable.”
(Guillaume Pigeard de Gurbert)