© Jean-Luc de Laguarigue |
Il est regrettable que mes premiers albums de photos soient perdus, je n’ai plus rien de mes constructions d’enfant entre l’âge de 8 ans et 12 ans. Quelques bribes me reviennent ici ou là et bien que cela soit de peu d’importance, je me serais diverti de ces enfantillages. À l’âge de 14 ans j’étais formé par mon père au processus du développement des films et de leur mise sur papier ; j’avais ma propre chambre noire et mon premier 24X36. Notre maison était flanquée d’un étage accessible par un escalier extérieur. Cette grande pièce, galetas en forme de L, prenait toute la surface du domicile et servait pour parti d’atelier de couture à ma mère, de pièce à faire sécher le linge et de repassage ; tout le reste était un débarras de vieux lits, de penderies, de vêtements usés, de déguisements, de livres et revues poussiéreux, de malles pleines d’objets hétéroclites et de photographies d’un autre temps. Ce fatras devint bientôt une des cavernes ou le jeune photographe allait chercher ses sujets. Sur une étagère je découvris deux poupées abandonnées ayant appartenu à ma sœur aînée : Nancilly et vivant-poisson. Je fus frappé par leur délabrement et leur décomposition avancée. J’avais en mémoire des photos faites par mon père de ma sœur jouant avec ses fétiches, soigneusement agencé dans l’album de famille : elle était ravissante sur les images, sa tendresse attentive était pleine d’émotion pour son jouet. Les miniatures abandonnées et oubliées, probablement depuis sept ou huit ans, avaient pris toutes les marques du temps et de la moisissure ; je découvris un objet mort, inutile et devenu tout autre chose. Je les replaçai dans leur cimetière de poussières quand quelque temps après elles finirent par m’obséder. Je sentis bientôt la nécessité de conjurer cette impression du désastre par une catastrophe plus grande mais qui leur redonnerait en quel quelque sorte une nouvelle vie.
Il est vrai que le quotidien de l’époque n’était jamais avare, pour ses titres et annonces, des accroches suivantes que j’ai pu retrouver :
« Au Prêcheur : Exaspéré, il tue sa belle-sœur d’un coup de fusil
La malheureuse, mère de six enfants, s’écroule dans les bras de son mari
Il s’est constitué prisonnier »...
« V. Jalouse tranche le bras de sa rivale qui succombe à une hémorragie »...
« Briques contre ciseaux : deux blessées»...
« Encore des blessés sur nos routes ! Danger le bien nommé conduisait sans permis »...
« D’un coup de coutelas il tranche l’oreille de son épouse »...
« Parce qu’elle avait dansé tandis qu’il buvait le Martiniquais a égorgé sa compagne après le bal. Ironie du destin : la victime se prénommait : Heureuse ».
La télévision était peu présente et ce journal d’une grande popularité. Biron sur le chemin de l’école m’en faisait souvent l’écho et ses commentaires. Toutes ces annonces et bien d’autres, par les articles qui les prolongent, méritent encore une analyse sociologique sur les dégâts et les névroses engendrés dans une société post-coloniale ; mais aussi sur son humour et sa représentation de l’entour. Travail du reste très largement couvert par Édouard Glissant avec notamment le « Discours Antillais » puis dans sa littérature avec « Malemort » et plus généralement dans toute sa poétique de l’opacité et de la relation.
J’étais bien trop jeune et trop peu instruit à l’époque pour m’en douter, mais il est vrai qu’elles ne furent pas sans influence sur ma perception et furent plus tard, comme le non dit historique et ma vie sur une habitation mourante, significatives de ma réflexion et de mon approche de ce que pouvait être une création photographique à la Martinique.
Pour l’heure je reviens à mon jeune âge et récupérant les joujoux délaissés, je les mis en scène dans une série de photographies que j’intitulai : le meurtre, l’accident, le baiser de la mort, les pendues…
J’en ai retrouvé quelques-unes que j’avais mystérieusement gardées sans me douter que 45 ans plus tard, j’en viendrai à les évoquer. Tout se dessine et se formate dans l’enfance. À regarder ces photographies d’adolescent, je me dis qu’elles sont sous-jacentes de tout ce qui allait se développer tardivement, sous d’autres formes, dans ma recherche photographique avec : « the rest », « le pays des imaginés », « requiem pour une île ».
© Jean-Luc de Laguarigue |
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