© Jean-Luc de Laguarigue. Polaroid, le Diamant années 60 |
Pour y arriver la route était longue, on zinzolait à travers une campagne encore très présente parsemée de cases rudimentaires en bois ti’baum. Aucun grand axe routiers, mais d’infinis tournants sur des voies étroites ou chaque bourg était traversé ; la route de Châteauboeuf vers le Lamentin, puis Ducos et Rivière Salée… Dans ces bourgs les maisons étaient de bois et ils en prenaient la teinte gris-brun tant, sur les façades, les couleurs étaient peu présentes. Seule, par contraste, la nature flamboyait tandis que sous les ponts, la rivière en dessous s’animait des femmes et des enfants lavant le linge à mains nues. Les jeux et les cries s’accordaient du léger roulement de cailloux ; apparaissait sur les grandes roches de son lit les éclats des tissus séchant qui formaient de grandes taches éparses pour lesquelles, dans leur chatoiement, leur naturelle et spontanée disposition, je me dis aujourd’hui, que le Land art n’a rien inventé. Les grandes dames aux pieds sûres, à la marche altière, les bras ballants pour maintenir leur équilibre portaient sur leur tête de torche trays et baquets ; on croyait voir avancer des équilibristes sur un fil invisible tant leur démarche imposante et magnifique semblait suspendue. La télévision n’était pas répandue et ma découverte du monde était là. À Rivière Salée un entrepôt de farine me saisissait d’enchantement ; dans cette grisaille sourde de bois il était maculé de blanc ou des hercules faisaient un charroi de sacs qui, souvent percés, les peignaient de poudres leur faisant ce visage joyeux et triste de clowns que je découvris plus tard dans « la piste aux étoiles ». Voilà une image d’enfant que je garderai toujours pour une photo virtuelle jamais réalisée. Cette vision éphémère passée, nous arrivions à un tournant en face duquel surgissait, à la lisière d’un champ de cannes, une grande croix métallique. Plus loin sur la gauche, nous arrivions au grand pont de fer où ne pouvait passer qu’un véhicule. Si par hasard, et souvent par jeu, deux automobiles, au milieu de cette voie étroite, venaient à se faire face commençait alors, dans un concert de klaxons, palabres et disputes afin de négocier la marche arrière de l’une ou de l’autre. Bien après, sur la colline qui émergeait, écrit en bouse de vache peinte de blanc, les mots Trois rivières apparaissaient. Nous les quittions sur la droite par une nouvelle succession de tournants pour atteindre le cassis de la Taupinière qu’il fallait passer doucement à cause du débordement régulier de l’eau. Par de rares instants sur cette route du sud une locomotive, dont le passage était encore indiqué par un panneau routier, surgissait. Elles disparurent complètement après le désastre du cyclone Édith qui détruisit le réseau ferroviaire servant au transport des cannes. Enfin nous atteignions à ce point ou la gracieuse silhouette du Morne Larcher se dessinait. Nous passions un sous-bois de mangroves perçu par sa bienfaisante fraîcheur qui se faisait immédiatement sentir. Une petite côte, un grand tournant marqué d’un oratoire animé encore de ses pales bougies et soudain, dans toute sa splendeur, cette vue de la baie dans son paysage de campêche. Intact, radieux, éternel.
J’ai retrouvé ce Polaroid du Diamant tel que je le connus enfant.
Ici la lumière, en léger contre-jour, habille la mer d’un drapé d’argent. La route du morne commençait à peine sa construction et rien n’y apparaît encore, pas la moindre cicatrice, pas le moindre habitat. Le premier plan laisse deviner une campagne sauvage, à peine domestiquée, qui s’étale tranquille et sereine. Moment étrange ou pas un bateau ou barque de pêche ne passe, pas un baigneur, pas un marcheur sur la plage. Image biblique du premier homme au Diamant, poétique indéfinissable de la photographie.