© Jean-Luc de Laguarigue, Martinique 1954 |
À ma mère, pour son rire enchanté.
Les vieilles photos ou plutôt les photos d’autrefois me séduisent aussi par la légère exhalaison qu’elles gardent de l’album, de l’armoire ou de la boîte qui les a préservées ; parfois ce sont les fragrances d’une pièce tout entière, ou d’un appartement, ou brusquement c’est le parfum de la personne qui vous les a offertes qui vous revient. D’autres fois elles ont un arrière-goût de fleurs fanées, de tabac, de renfermé ou de moisi quand ce n’est pas l’odeur du support tout simplement mélangé à celui d’un reste de chimie qui vous titille. Les arômes qui en émanent n’ont aucun rapport avec le sujet photographié mais ils sont précieux et donnent à l’image un peu plus de mystère, de temps et de poids ; l’idée qu’une vie parallèle s’est développée malgré tout, au-delà de leur présence souvent oubliée. Le contact vous laisse ainsi un peu de sa matière sur les doigts, son dépôt de colle et de fines poussières, et l’odeur persiste et devient vôtre, le temps d’un regard.
La numérisation enlève ces spécificités appartenant à photographie argentique sur papier qui en prolonge sa vie souterraine. Observée sur l’écran l’image perd une grande part de sa sensualité que donnent le toucher et l’essence, une perception amoindrie et tronquée demeure mais son vécu s’en est allé. Il me plaisait parfois de retourner une photographie, y découvrir une inscription ou l’estampille « épreuve Kodak ». J’y voyais un panneau indicateur me confirmant un point d’arrivée qui me rassurait. J’appréciais également ce va-et-vient du recto au verso quand, sur cette deuxième surface vierge d’image l’œil se rince pour revenir, avec plus d’appétit, à sa contemplation première. Comme la chair, le papier se transforme et prend les blessures du temps en cicatrices, balafres ou taches. Certaines fois c’est une grande déchirure qui vient à me heurter comme si moi-même je devenais victime d’une menace : fragilité qui me renvoie à l’éphémère, à la vie immédiate et toujours à l’idée que demain sera trop tard.
Je n’étais pas né quand furent prises ces photographies de mon frère et de ma sœur aînés, le même lieu devait m’accueillir et je m’y accorde. Après eux je devais sans doute découvrir les mêmes piqûres, les mêmes peurs, les mêmes ravissements, les mêmes pas. Leur enfance devient mienne. Ces mains tendues vers le végétal inondé de lumière me saisissent, le geste y imprime une aisance faite de délicatesse et de légèreté. Bien que le cadre soit serré on devine l’espace qui anime l’entour de cet univers en jardins et verger. J’affectionne encore la main ouverte de ma sœur qui, certainement, vient de perdre une brindille de la grande plante « Goutte de sang » plantée derrière elle comme un arbre de noël, celui qui fait fête.
J’ai connu cet arbuste avec ses longues tiges perlées de rouges petites fleurs oblongues.
Ouvertes, elles appelaient les Colibris qui se sucraient de leur nectar. Fermées, je les cueillais pour les faire éclater au dos de ma main ; alors parfois un faible « pop » se faisait entendre et j’en étais comblé. Les enfants s’harmonisent avec les plantes et les arbres, ils se nourrissent de leur sève et ils s’y reconnaissent ; leur mouvement perpétuel les fascine, le frou-frou du vent dans leurs feuillages les intrigue, leur parle d’une voix de si loin venue, qu’eux seuls pourraient la nommer ; les grandes ombres du midi abritent leurs jeux, au couchant leurs longues formes allongées ondulantes les inquiètent. J’aime ce regard interrogateur et apeuré de ma sœur, son œil profond qui ressemble à celui de tous les enfants qui interdisent que l’on vienne les troubler dans leur rêve.
Tremblements d’enfance,
Éternel Enfant.