samedi 5 mars 2016

Mémoire-miroir d'enfance / 16

© Millon. Récolte de la canne. Années 60.
--> Si l’instruction que nous recevions était souvent illustrée d’une manière ou d’une autre, concernant la Martinique dont nous savions peu, et ce pendant mes années d’apprentissage, il n’y avait, en quelque sorte, rien eu à voir.
L’histoire et la vie de nos régions, retranchées de l’enseignement, avaient été en quelque sorte en suspend. Une simple forme d’exotisme était entretenue en ballets et danses et la langue créole, partout entendue, interdite dans l’enceinte familiale. Ainsi, et j’allais le comprendre bien plus tard, les gens eux-mêmes étaient effacés de leur continuum et la Martinique deviendrait pour moi un pays qui ne se voit pas.

Plus âgé, je fus frappé du choix des images des cartes postales illustrant le pays dans les années soixante. Si celles-ci, par leur aspect purement commercial, s’avèrent souvent être d’une esthétique insignifiante ; elles n’en sont pas moins révélatrices, comme la publicité ou les articles de journaux, de l’idéologie d’une période de ce qu’elle ne dit pas ou plus exactement de ce qu’elle dit en ne le disant pas.

Ainsi sur l’une d’entre elles ayant au verso la légende : « coupe de la canne » ; on peut voir trois personnages placés sur la même ligne presque à équidistance l’un de l’autre. Au centre un coupeur, habillé d’un short et d’un tricot blanc léger à manches courtes, semble revenir de la plage. Légèrement courbé, il tient le roseau du bras gauche, sa main droite à hauteur de visage est armée d’un coutelas dans un mouvement volontairement arrêté. Pas une goutte de sueur n’apparaît sur le corps ni sur les vêtements d’une remarquable propreté, il n’est chaussé ni de bottes ni d’aucune protection. Sur sa droite, une dame vêtue d’une robe grise en fond damassé, juste repassée, porte sur la tête une pile de quelques canes retenues par les feuilles attachées de manière traditionnelle. Sa stature droite n’est marquée d’aucun effort, un de ses pieds laisse apparaître une chaussure de ville rouge, on ne sait si elle revient de l’église ou s’apprête à y aller.
Au sol aucune cane coupée, seule la paille de la récolte précédente le recouvre.
À la gauche de l’homme à la machette une femme légèrement courbée semble cueillir un brin, ce qui est absurde dans une telle situation et dans ce lieu. Comme on ne sait ce qu’elle ramasse, on remarque, brillant au soleil, un bracelet à chaque poignet et une bague au petit doigt. Elle porte un joli corsage rouge et une jupe élégante de couleur marron retenue par une fine ceinture dorée. Elle est coiffée d’un chignon. Tout est faux dans cette image totalement fabriquée, l’alignement des personnages, leurs gestes, leur habillement qui n’est pas celui d’un travailleur des champs, sans aucune défense contre un soleil vif et la feuille coupante de la plante. Cette photo me sidère aujourd’hui car l’ayant vu enfant et conservée, je la prenais pour véridique ; sa légende aurait pu tout aussi bien être : « qu’elle est douce la récolte en famille »
Il en sera de même pour le vrai faux paysan de la banane, ou l’on verra celui-ci, le coutelas en avant, soutenant d’une main légère un régime de trente kilos avant de le désolidariser du pied. Situation hautement improbable dans la réalité ; pareillement la représentation du cueilleur de fruits à pain ou de cocos fera de l’homme antillais un ersatz de Robinson, un « bon sauvage » ayant besoin de peu dans une nature généreuse, sous un climat avenant.

jeudi 3 mars 2016

Mémoire-miroir d'enfance / 15

© jean-luc de laguarigue. Martinique 1956
Voici une image dont l’épreuve est ratée. Le rapport de contraste n’est pas bon, le négatif aurait été nécessaire pour pouvoir travailler un nouvel agrandissement en faisant ressortir les détails de coutures et de dentelles de la robe de baptême, de même pour les mains de la femme à gauche dont on comprend, par son geste, qu’elle tient une écharpe d’une étoffe légère. La robe de la dame située au milieu mériterait également de dévoiler les détails des tissus ainsi que les traits de son visage. Pour la personne à droite la chevelure se confond trop avec le chapeau dont on discerne à peine de quoi il est constitué. Outre ces ajustements qui ne peuvent plus être effectués aujourd’hui, que voit-on ?
C’est le jour du sacrement pour le nouveau-né, trois femmes d’une suprême élégance attendent sur le parvis de l’église. La lumière éblouissante tombe comme un couperet aveuglant la jeune maman placée à gauche ; ce soleil lui fait plisser les yeux, sa tête est légèrement inclinée. Sur la droite sa sœur, la marraine, au visage altier et relevé a le regard détourné, elle observe plus loin comme si elle a reconnu quelqu’un qu’elle espère. La personne située au milieu n’était certainement pas habillée de noire, mais de son costume traditionnel de couleurs violet et mauve, son étole devait être rose et sa coiffe madras teintée de jaune avec des rappels de rouge et de bleu, c’est Mercèdes et elle porte l’enfant. La très longue robe de baptême se casse au niveau de son bras pour former une diagonale descendante qui se termine au centre du visuel, avec l’autre partie du tissu, en forme de V. Ces deux tracées, si on les prolonge de manière fictive, renvoient le regardeur aux deux femmes blanches. Par un hasard somptueux du moment la tache de lumière sur le mur prend la même forme que la première échancrure du vêtement du bébé comme si celui-ci projetait sa propre aura. Un petit point noir sur son visage laisse suggérer qu’il regarde sa maman. Mais ce qui frappe le plus c’est l’œil ouvert, perçant, fier et solennel de Da qui sans détour fixe le photographe, c’est-à-dire nous.
C’est la seule des trois qui, comme l’aigle, fait face aux rayons de l’astre. C’est elle qui occupe l’espace photographique, qui en impose avec son enfant.
Pendant les six premières années de leur vie da s’occupera de la petite fille et de sa sœur.
Le décès brutal et affreux du père conduira la mère à une autre vie hors de la Martinique. Peu après leur départ elle écrira le 10 juin 1962 : «… Comme tu le sais le départ des poussinettes m’a fait un très gros chagrin. Il ne se passe pas aucune seconde sans qu’elles ne soient dans ma pensée ; c’est pour te dire que je ne peux pas les oublier. Elles me manquent beaucoup. Les visites d’Évelyne, dans ma chambre, les farces et taquineries d’Isabelle, les tours de bicyclettes dans la cour, les joies et les pleurs, tout ça a disparu et la D. est vide. »
La vie lui offrira l’occasion de les revoir, bien plus grandes, une fois. Son amour pour les enfants restera égal jusqu’à son décès et pour moi, par cette photographie, c’est encore son parfum de lavande qui me revient et cette façon affectueuse qu’elle me gardait, m’accueillant chaque fois par un « mon toutou » de tendresse, quand je venais l’embrasser.