mercredi 26 février 2020

LES JARDINS HABITÉS DE L’HABITATION SAINT-ETIENNE

Par Guillaume Pigeard de Gurbert


Laisse-moi te dire : un jour, au bout du petit matin, l’horizon s’est troublé. Les vagues ont soudain révélé trois énormes bâtons flottants, grossissant au-delà de l’imaginable à mesure qu’ils approchaient du bord de mer. A la proue de ces « caravelles », comme on nous a appris depuis à les nommer, claquait l’étendard sinistre de ce qui allait s’avérer la sainte trinité coloniale : l’épée, le cheval et la croix. Rapidement d’autres de ces gros gommiers arrivèrent, chargés cette fois d’une invraisemblable cargaison de chair humaine. Des faces hébétées en sortaient comme tombées directement du cauchemar de ces marins qui avaient la peau pâle... Et ce qui mettait le comble à cet impossible, c’était ces incroyables grands chiens qui nous fascinaient. 


  

Qui saura ce qu’auraient dit les Vaincus si on les avait laissés dire ? L’Histoire a raturé toutes ces histoires qui se seraient perdues si les artistes n’en avaient cultivé pour nous le suc ténu.
L’Histoire a tenu l’implacable chronique des conquêtes arrachées l’épée à la main. Elle a célébré les colons devenant des habitants en perdant le don du tremblement. Elle a planté dans le sol de leurs Habitations ce comble de l’épée que le poète a à peine osé nommer « cachot ».


Aux fers qui ensanglantent les chevilles, la violence de l’Histoire a ajouté les chaînes qui asphyxient l’esprit. Dans sa logique de réduction de l’autre au même, la puissance coloniale n’a pas oublié d’importer ce que le Code noir appelle dans son préambule « la discipline de l’Eglise. » Les pouvoirs conjugués des terreurs de l’enfer et des promesses du paradis prétendaient sans doute méduser les Marrons. La religion catholique, véritable division des forces de l’ordre colonial, a rendu le contrôle de cette terre de damnés total. Césaire n’en a-t-il pas retrouvé la frappe jusque dans le plan de Fort-de-France, cette ville « essoufflée sous son fardeau géométrique de croix » ?



A cause de leur culture de l’hospitalité, les Amérindiens n’ont pas pu imaginer que les colons, armés de leur épée et de leur Bible et juchés sur de si beaux chevaux, débarquaient tels les Cavaliers de l’Apocalypse. Tout au contraire, les Blancs et les chevaux, auréolés de leur charge de merveilleux, sont venus spontanément se ranger dans leurs mythes concernant les dons des dieux. D’importation européenne, le cheval a fini par être si bien intégré à l’univers des apaches puis des navajos qu’on en oublierait qu’il été volé aux Espagnols. On croirait bien plutôt qu’il a retrouvé son pays d’origine. Dans les mythes indiens, les différentes couleurs des robes des chevaux correspondent aux points cardinaux et déclinent de la sorte une boussole chromatique qui baigne le lieu dans la poésie mobile du cheval. Exemple parfait de l’émergence d’une culture inédite à partir du creuset créole de la Relation. Réciproquement, les colons européens ne sont pas restés imperméables aux nouveautés du Nouveau Monde mais se sont tropicalisés, basculant « de la civilisation du pain et du vin en celle de la cassave et du ouicou » selon le mot de J. Petitjean-Roget. Si les Amérindiens appelèrent le cheval  « grand Chien », les Européens nommèrent le colibri « oiseau-mouche », chacun exprimant l’inconnu en fonction de ce qui lui était familier. Il reste que les Européens, animés par la raison économique plutôt que portés par une sensibilité poétique, ont moins cherché à sublimer leur peur de l’inconnu, qu’à la domestiquer dans un délire de maîtrise et transparence. Les hommes pas plus que les chevaux n’ont été des compagnons, des compères, et encore moins des divinités : ils se sont vus réduits aux statuts de bête de somme et de véhicule, en un mot de marchandise. Les colons ont vite identifié des intrus, ou des proies.

Le fer à cheval réalise si bien la synthèse de l’épée et de la croix que l’escalier de la Maison des Esclaves à Gorée, qui conduisait au cachot où était stockée la marchandise humaine, a sa forme.


En priant Victor Anicet et Philippe Perrin de semer dans les jardins de l’Habitation Saint- Etienne leurs armes miraculeuses, José et Florette Hayot ont invité le vent de l’art à forcer l’Histoire hors de sa torpeur. L’épée de Perrin et Le fer à cheval à la croix d’Anicet sont descendus de sa majestueuse Vision des Vaincus. Du haut de sa position coloniale, la maison de maître peut désormais se regarder en face et voir dans son jardin son inquiétude balisée par la beauté.
D’une maison hantée, l’art a fait un prodige : une habitation habitée.


Légendes des sculptures : 
Victor Anicet pour la caravelle, La vision du vaincu 
Le fer à cheval et la croix, l'Arche de l'alliance
Philippe Perrin pour l'épée, Stairways to heaven

Texte de Guillaume Pigeard de Gurbert
Photographie : Jean-Luc de Laguarigue