© Agnès Brezephin |
Pierre Reverdy
Ici les œuvres ne sont pas nommées. Elles sont posées en îlot formant un archipel significatif d’un voyage intérieur que chacun suivra selon son propre courant. Comme sur le lit d’un fleuve elles bordent votre rivage, s’ouvrant sur différentes formes et matériaux en amont ou en aval de vos pensées ou sujétions. Parfois c’est à contre-courant qu’elles viennent à vous, apparaissant comme l’onde à la surface mouvante de l’eau, dans ce cheminement initiatique de la vie à la mort et de ses possibles renaissances.
Mon itinéraire débute happé par le regard d’un homme dans sa haute stature de bourgeois respectable dont n’apparaissent que les yeux en creux, le reste de son visage est perdu au fond d’une masse rouge. M’approchant, je comprends que ses traits s’effacent sous un amas de peinture et de fils cousu en triangle et en cercles de manière dense et hachée ; ce désordre bien construit donnant l’idée d’un notable possédé, prisonnier de son propre étourdissement, masqué par son affreuse folie. Trois médailles, comme des astres d’espoir, tournent autour de lui et c’est ce vers quoi va son reste de probité. Aucune légion, aucune décoration ne glorifie son plastron, les insignes d’argent tournent hors de lui, pour l’heure elle ne lui appartient pas, c’est le sang qu’il a versé qu’elles honorent. Le fond de la photographie a été repeint par l’artiste d’une couleur jaune brun, rappelant la glaise. Ici et là des fourmis s’agglutinent ou s’échappent, elles sont le symbole de ce qui grouille sous terre et ne se voit pas, une descente dans l’inconscient. L’homme est à plaindre et l’on éprouve pour lui de l’empathie, nul ne voudrait être à sa place, il regarde ce qu’il a perdu et sa liberté d’apparence ne peut être que social. « L’espoir luit comme un caillou dans un creux » dit le poète, nous savons aussi que les fils peuvent se défaire et qu’ils aident, en suture, à la cicatrisation de la plaie.
L’artiste dans son œuvre utilisera beaucoup la photographie, portrait de famille en solo ou en couple, comme un support sur lequel elle interviendra toujours par un rajout de couleurs peintes à la main, de coutures, de griffures ou de hachures à l’encre formant des ombres, des feuilles ou des barreaux. Sa technique du masquage de la face viril sera reprise jusqu’à l’effacement total sur deux images qui ont retenu mon attention ; l’une ou la couleur rosée prédomine avec un visage avalé par une rose de papier, fleur que l’on sait être un symbole de l’amour éternel, et pour l’autre celle d’un couple ou la tête du marié sera amputée, remplacée par un végétal le transformant en un homme monstre, sans yeux ni bouche mais aux oreilles multiples. Bouquet de feuilles de couleur rouge violacée, en soi bien innocent mais qui, dans ce montage, prend une allure fantasmagorique à la teinte de cauchemar.
Comme une véritable fibulanomiste, l’artiste inclut une quantité de boutons à ses constructions en couche et accumulation. Ceux-ci apparaissent toujours dans leur beauté intrinsèque faite de motifs, d’images, de nacre ou de tissu. Aucune couture, aucun fil ne viendra s’interposer à leur surface, ils sont juste posés ou collés. On pourrait considérer le bouton comme une simple attache, ou un trait d’union qui ne tient qu’à un fil : cela l’artiste n’en a pas voulu. Ils apparaissent comme une ponctuation aux figures, des visages en construction pour lesquels l’inquiétude n’a pas encore fait son œuvre. Des objets de loin venus, chargé de souvenirs et de vie, façonnés d’artistiques intentions, devenus des protecteurs qui flottent dans l’espace, comme nos anges gardiens. Ils sont l’espoir du vêtement que nous porterons plus tard, celui qui nous habille de lumière.
De même, plus loin nous verrons un assemblage fait pour une cloche de verre. Il est constitué du cadre rococo d’un miroir dont la surface réfléchissante n’existe plus, une pluie de boutons la recouvre pour créer une opacité visuelle ou le bleu vert prédomine tel un fond marin abritant un corail d’une nouvelle espèce. Des bobines de fils bleu profond et violet viennent s’y adjoindre en agrégat. Sur chaque côté du cadre deux miroirs de poche teint aux deux mêmes couleurs viennent fermer l’ensemble. Sur le socle est posée une poupée de chiffon dont le visage rapporté est celui de la photographie découpée d’une enfant. Sur son corps fragile une fleur sanguine disproportionnée, aussi grande que la frimousse, est cousue. La cloche protectrice fait partie de l’œuvre, mais comme brisée avec des marques d’éclats, elle est déposée sur le côté pour nous confirmer qu’ici, tout reflet narcissique est inutile et qu’à la manière du petit Prince on pourrait redire qu’« on ne voit bien qu’avec le cœur ».
À moins que, assis sur son rivage d’or et de rouleaux, l’enfant sans reflet projette sur une surface triviale sa propre féerie de constellation d’étoiles en boutons ; c’est la vision renversée de l’intérieur vers l’extérieur, la lumière n’émane plus de rien mais elle fuse de l’expression poétique.
L’artiste mettra en dialogue d’autres créations présentées sous cloches de verre, tantôt ouvertes tantôt fermées, ce sont ses reliquaires d’amour. Voici celle ou une femme au visage très doux est gardée dans un univers protégé, diaphane et enchanteur. Notre fée surgit d’un jardin imaginé ou les fleurs n’ont pas éclos et dont la forme évoque la chrysalide, vient y flotter quelques papillons légers aux couleurs délicates pour célébrer le baiser d’un oiseau. J’y pressens une résurgence ou me revient ces vers d’Apollinaire : « Et je chantais cette romance, sans savoir que mon amour à la semblance du beau Phénix, s’il meurt un soir, le matin voit sa renaissance. »
Sur un pan de mur bleu apparaissent vingt-deux figurines légères comme un souffle. On ne sait si elles s’élèvent, ou si au contraire elles prendront la peine de descendre, leur disposition crée un mouvement perpétuel. Les fils qui pendent leur font comme des antennes ou des radicelles, elles semblent hors du temps, elles flottent et ne peuvent être saisies. Ce sont les couturières, les magiciennes par qui l’œuvre arrive, c’est elles qui sauveront l’enfant et plus tard feront du bouton la griffe d’une artiste.
En contrebas, sur le côté, une étagère accueille quelques vanités peintes ou griffonnées de noir, elles sont au nombre symbolique de sept, nous voilà reparti pour un tour.
L’exposition est dédiée à Suzanne Césaire qui, dans les années quarante, écrivit un grand texte dans lequel elle met en parallèle la beauté aveuglante d’une île face à ses tragédies vécues. Nous, enfants des Amériques nous avons supporté longtemps le poids d’un non dit historique. Malheureusement les individus portent également, en supplément, un drame personnel ou familial ; les artistes glorieux s’en servent pour créer. Pour le bien-être de chacun, ils font de nous « des habitants délicats des forêts de nous-mêmes. »
Agnès Brézephin a su reprendre à son compte, sans pathos et avec un magnifique talent, Le grand camouflage, dont elle a fait un art.
Jean-Luc de Laguarigue
Martinique, le 13 mars 2016
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